• C’est en fouillant dans mon grenier poussiéreux, à la recherche de je ne sais quel objet vieux comme le monde, que je suis tombé sur ce vieil ordinateur. Il était fermé, et sa surface rouge semblait vouloir attirer mon attention malgré l’épaisse couche de poussière qui l’avait envahie. Curieux, j’ai abandonné ma quête et mis la main sur la vieille machine. Lorsque je l’ai posé sur la table du salon, on voyait, sur sa coque rouge mat, les traces de mes doigts formant quatre petits canaux propres dans la saleté. J’ai sorti une loque et je l’ai nettoyé, délicatement, comme si j’avais peur que le temps ne l’ai fragilisé et que, d’un geste trop brusque, je ne le réduise en miettes.

    Je me suis alors souvenu d’où il venait. C’était un ordinateur que mes parents m’avaient offert pour mes études. Pour mes recherches en bibliothèque. J’avais longtemps hésité, à l’époque, sur la taille de l’écran. Il ne devait pas être trop grand, parce que je devais pouvoir le transporter facilement, mais pas trop petit, parce que je comptais en faire mon pc principal. J’avais finalement opté pour cette machine-là, à la coque rouge mat. Lorsque je l’ai ouvert, le clavier était intact. Avec un fin sourire, j’ai appuyé sur le bouton pour le mettre en marche. Bien sûr, il n’a pas démarré. La batterie devait être vide depuis des années. Par chance, le câble d’alimentation d’un portable que j’ai acheté récemment était compatible. Je l’ai branché, lui ai laissé quelques minutes pour emmagasiner de l’énergie, juste le temps de faire bouillir de l’eau pour un thé. Puis, trop curieux, je l’ai allumé en buvant ma première tasse.

    Quand le logo Windows est apparu, mon cœur s’est mis à battre plus vite. Je me demandais ce que j’allais y trouver. Je me sentais comme un explorateur entrant les ruines d’une cité inconnue, comme un archéologue qui tombe sur le fossile d’une bête jamais vue. Pourtant, ce n’était qu’un ordinateur, oublié dans un grenier pendant des années. Au bout de quelques secondes, l’écran de sélection de compte est apparu. Merde, il fallait un mot de passe. Evidemment. J’ai d’abord essayé celui que j’utilisais maintenant, et que j’avais l’impression d’avoir toujours utilisé. Cela n’a pas fonctionné. Alors j’ai réfléchi, en vain. J’ai fini ma théière sans parvenir à accéder à ma session. J’étais un explorateur frustré, juste devant les portes de la cité légendaire, mais sans aucun moyen d’y pénétrer. Réfléchir. Essayer de se revoir, à 17 ans. Quel mot de passe aurais-je mis, à l’époque ?

    L’ordinateur est resté sur la table de mon salon, éteint, pendant des jours. Sa coque rouge mat semblait me narguer à chaque fois que j’y jetais un œil. Plus je réfléchissais, moins je trouvais le mot de passe. Pour une raison que j’ignorais, cette machine m’obsédait. Je voulais savoir ce que contenait son disque-dur, comme si j’étais persuadé qu’y dormait une partie de moi, un petit bout de celui que j’étais à 17 ans. Je voulais relire les pensées que j’étais sûr d’avoir écrites. Je voulais revoir les résumés de cours que j’avais entrepris. Et ce mot de passe me résistait toujours. Je passais des heures à essayer. Je notais les solutions tentées, je me creusais la cervelle comme je pouvais. Mais le mot de passe tenait bon. J’en venais même à me demander s’il s’agissait bien de mon ordinateur. D’accord, mon prénom coiffait narquoisement la case de saisie du mot de passe, mais je n’en avais pas le monopole…

    Une nuit, je me suis réveillé en sursaut. J’avais rêvé d’une jeune fille  blonde au regard rieur. J’adorais sa petite moue agacée et sa manière de retrousser son nez lorsqu’elle riait. Je ne la connaissais pas, mais elle m’était familière. Sans trop savoir comment, je connaissais son prénom. Je me suis levé, et j’ai fait quelques pas. Dans le salon, l’ordinateur semblait luire dans la nuit. Je me suis approché, comme hypnotisé, et j’ai écrit le prénom de la demoiselle. La session s’est ouverte. Je suis sorti de cet état de transe étrange lorsque mon cœur s’est emballé. Après des semaines passées à chercher, j’avais enfin réussi à ouvrir cet ordinateur. J’allais pouvoir accéder à tout ce que celui que j’étais avait pu écrire, à tous les jeux auxquels j’avais pu jouer. Mes doigts tremblaient alors que j’ouvrais le dossier de mes documents. Il contenait plusieurs sous-dossiers. Des sauvegardes de jeux, parmi lesquels j’ai reconnu avec mélancolie Starcraft et Minecraft, un dossier nommé « Images », un autre « Cours » et enfin « Ecriture ». C’est ce dernier qui m’a attiré. Je l’ai ouvert. Des centaines de fichiers sont apparus à l’écran. Je n’ai pas su par où commencer.

    Je n’ai pas tout de suite réfléchi à ce qui m’était arrivé. Le lendemain, vers midi, lorsque je me suis levé, je me suis rendu compte de l’étrangeté de la nuit. Je me suis même demandé si je n’avais pas rêvé. Pourtant, le mot de passe utilisé fonctionnait. J’ignorais tout de cette fille, je ne savais pas qui elle était, mais son prénom déverrouillait mon ordinateur. Je n’ai trouvé d’indices nulle part. Aucun des écrits de celui que j’étais à 17 ans ne faisait référence à cette fille. Elle était un fantôme qui n’existait que par son prénom.

    Pourtant, toutes les nuits, elle revenait dans mes rêves. Comme si je savais qui elle était. Comme si j’avais vécu des choses avec elle. Mes rêves me semblaient tellement vrais que je les ai souvent confondus avec des souvenirs. Pourtant, au réveil, pas moyen de me rappeler autre chose qu’un sentiment de bien-être et de manque. Mes rêves étaient flous, et je ne me rappelais que d’elle.

    Plus je lisais les textes que j’avais écrit à 17 ans, plus je m’enfonçais dans les entrailles de l’ordinateur, moins j’avais d’espoir de comprendre qui elle était. J’étais en train de lire des idées en vrac à propos d’un roman. Il y avait des elfes et des nains, des guerres et de l’amour. Mais pas de trace de mon inconnue. Dont j’avais le sentiment, peu à peu, de tomber amoureux. Tomber amoureux d’un rêve, quelle imbécilité. Je savais pourtant, au fond de moi, qu’elle était réelle : son nom déverrouillait mon ordinateur.

    Un jour, j’ai remarqué, perdu dans la masse des icônes sur mon bureau, un dossier qui ne portait pas de nom. J’ai tenté de l’ouvrir, mais j’avais besoin d’un mot de passe. J’ai écrit le nom de la belle. Le dossier s’est ouvert. Il ne contenait qu’un seul fichier texte : A moi.docx

    J’ai double-cliqué dessus. Mon traitement de texte s’est ouvert, et j’ai commencé à lire. Plus je lisais, plus je blêmissais. Je ne comprenais pas. Le texte, il… J’ai refermé violemment l’ordinateur. Ce n’était pas possible. Impossible, vraiment impossible. Raisonner clairement, garder la tête froide. Et pourtant.

    Je n’ai été conscient de ce que je faisais que lorsque le tabouret s’est dérobé sous mes pieds. Mon souffle a été coupé instantanément, et j’ai porté mes mains à ma gorge. Je me suis débattu pendant de longues secondes, en vain. Mes pieds brassaient l’air avec énergie. Puis, au bout de quelques minutes, se sont immobilisés.

    Lorsque la police m’a retrouvé, l’ordinateur rouge était allumé. Un document intitulé « A moi.docx » était ouvert. Il commençait en ces termes :

    C’est en fouillant dans mon grenier poussiéreux, à la recherche de je ne sais quel objet vieux comme le monde, que je suis tombé sur ce vieil ordinateur. Il était fermé, et sa surface rouge semblait vouloir attirer mon attention malgré l’épaisse couche de poussière qui l’avait envahie.

    Et il se terminait par ces mots :

    Peu importe, elle n’existe pas.


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  • Aujourd’hui, la Belgique ne parle presque plus que de ça. Même les étudiants, qui ont pourtant commencé à étudier avec acharnement, s’échangent leurs avis. La plupart en parlent à cause de la grève générale qui paralysera le pays jeudi. D’autres, moins nombreux, se prononcent sur le fond de l’affaire. Ce qui gène, c’est la réforme des pensions. Les syndicats montent au créneau, les chauffeurs de bus, trains, tram et métro débraient. Les services publics se joignent à l’action. Bref, la Belgique fonctionnera au ralenti.

    Mais, qu’on soit pour ou contre le contenu de cette réforme (sur laquelle, au demeurant, peu se sont penchés), personne ne s’attarde sur la forme qu’elle a pris. Et, pour moi, c’est pourtant là le principal sujet d’indignation. Parce que l’opacité dont fait preuve le monde politique à ce sujet est invraisemblable. Parce que les mécanismes de contrôle, de pouvoirs et de contrepouvoirs mis en place dans la démocratie belge semblent de plus en plus fragiles. Parce que la politique se résume trop à un dictat des partis politiques. Parce que les parlementaires ne sont plus libres de faire ce qu’ils souhaitent, et de décider souverainement.

    Peut-être pensez-vous, en ce moment, que j’y vais un peu fort. Que j’exagère. Vous avez peut-être raison. Mais avant de pouvoir l’affirmer, prenez bien le temps de lire ce qui suit.

    Tout d’abord, si vous désirez voir et lire par vous-même la loi contenant cette réforme, inutile de chercher « pensions » au Moniteur Belge. Vous perdriez votre temps… Non, cette loi qui modifie le régime des pensions est publié sous le titre ô combien clair et précis de… « Loi portant sur des dispositions diverses », une loi-programme, comme on appelle cela. Pour résumer le principe, il s’agit de véritables lois « fourre-tout », dans lesquelles on place des dispositions les plus diverses. En général, elles comptent plusieurs centaines d’articles dont les sujets varient sans logique apparente. Et, à ce patchwork d’articles, on donne le titre de « loi portant sur des dispositions diverses ». Je vous souhaite bonne chance pour connaître le contenu de la loi avant d’avoir dû lire les 240,45 articles qui la composent…

    Mais ce n’est pas le seul problème. Outre ce problème d’opacité, il y a pire : les dispositions sur les pensions ont été ajoutées… Par amendement. En effet, aucune disposition ne traite des pensions dans le texte originel. Quel est l’intérêt, me demanderez-vous. Et bien, il est simple : cette astuce permet d’éviter l’avis du Conseil d’Etat sur ce sujet, qui est obligatoire dans le cadre d’un projet de loi (qui émane donc du gouvernement). Même si cet avis n’est pas contraignant, cela permet d’éviter un réel débat et, de plus, permet de gagner du temps.

    Pour résumer, le problème que je vois ici est un double problème de transparence. D’une part, la réforme est insérée, presqu’en passant, dans une loi-programme et, d’autre part, elle n’y apparaît que via des amendements ultérieurs.

    Evidemment, c’est le gouvernement qui est derrière ce projet de loi. C’est le gouvernement qui a « proposé » ces amendements. Pas les parlementaires. On pourrait alors m’objecter que les parlementaires n’ont qu’à s’indigner devant cette situation. C’est vrai, mais aucun ne le fait. Pourquoi ? Parce que, dans la démocratie belge, tout tourne autour des partis politiques. Vous ne pouvez pas ne pas l’avoir remarqué. Un gouvernement tient parce que les partis qui le composent le soutiennent. Dès que ce n’est plus le cas, il tombe. On vote des lois à majorité contre opposition. Dans le vote des parlementaires, bien souvent, on observe un alignement froid sur la ligne du parti. Les exemples de parlementaires s’opposant à leur chef de parti sont rares.

    Par lâcheté ? Par confort, je pense. Le système est construit de telle manière que les parlementaires doivent trop souvent mettre une potentielle réélection dans la balance, l’autre plateau se contentant de leurs convictions personnelles. La place des candidats sur les listes électorales, et donc concrètement les chances pour tel ou tel candidat d’être élu est une décision qui revient au parti. Or, quel parti mettra en tête de liste un parlementaire turbulent ?

    S’il n’y avait que la réélection comme enjeu, l’attitude écrasée des parlementaires pourrait être risible. Mais, parallèlement à une potentielle réélection, il ne faut pas perdre de vue que la fonction parlementaire est indemnisée, et que nombre de politiques se sont lancés dans une véritable carrière parlementaire. En quelque sorte, en s’inclinant ainsi, les parlementaires cherchent juste à conserver leur job. C’est une attitude humaine, non ? Peut-on vraiment les blâmer et les traiter de pourris ?

    Bien sûr, je ne cautionne pas cet état de fait. Je suis même de ceux qui le déplorent. Je ne suis pas un démocrate convaincu. Je suis plutôt, à l’image de Churchill, de ceux qui croient que « la démocratie est le pire des régimes, à l’exception de tous les autres déjà essayés par le passé ». Démocrate par dépit, en quelque sorte. Mais démocrate tout de même. Et quitte à jouer le jeu de la démocratie, autant le faire correctement.


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