• Chroniques d'Isselia

    L'Élu de la Quintessence

    Alors qu'Aerelinia, la Terre de nos Pères, connaît la Paix depuis 700 ans, le Sage de l'Empire d'Isselia reçoit une nuit une visite pas comme les autres. Micahiah, Déesse-Fille et Source de toute Quintessence, le prévient de la menace qui pèse sur l'Empire : bientôt, des hommes de l'Est traverseront le Défilé Blanc-Écarlate et la guerre déchirera à nouveau le continent. Pour aider l'Empire à faire face, Micahiah donne naissance à un Elu, qui rétablira l'équilibre brisé. Mais où est-il ?

    Las du conflit qui déchire le continent, Orodreth Telemnar offre une vie nomade à son fils. Mais lorsque la guerre les atteint tout de même, ils doivent tracer leur chemin vers Aëmon-Thir, la Capitale aux Mille Flèches, où un lourd passé les attend...

     

    Rédaction : 100 %

    Manuscrit envoyé à des éditeurs.

  • HELKA soupira d’aise. La nuit était calme, et Isselia lui offrait toute sa beauté nocturne dans un silence absolu et reposant. Du haut du palais impérial, il jouissait d’une vue extraordinaire sur Aëmon-Thir, la capitale aux mille flèches. Une légère brise vint lui caresser le visage, se perdant dans sa chevelure blanche. Il fit quelques pas sur le balcon, s’approchant de ce magnifique paysage qui se laissait dévorer des yeux. Devant lui, la cité était calme. Seuls quelques bars semblaient opposer une résistance au silence et au sommeil qui avaient gagné l’entièreté de la capitale. De hautes murailles parées de centaines de tours blanches protégeaient la ville et ses habitants d’éventuels envahisseurs. Ces tours n’avaient plus aujourd’hui qu’une fonction décorative, et les murailles n’étaient que les témoins d’un lointain passé de guerre : voilà bien mille ans que le continent n’avait plus connu de conflit majeur. Au-dehors de la cité, des champs s’étalaient à perte de vue. Ça et là, une ferme se dressait, seule face à la lune. Au Sud-Est, défiant l’horizon, la silhouette massive des Montagnes de Micahiah envahissait le ciel étoilé. Les légendes isséliennes prétendaient qu’au sommet de ces montagnes se trouvait une grotte, qu’on appelait Source Originelle, et qui serait le lieu de naissance de la Magie. Toujours selon la légende, la Magie avait le pouvoir de prendre une forme humaine, et elle prenait alors les traits d’une jeune femme, qu’on nommait Micahiah. Chaque fois que la Magie devait communiquer avec les hommes, Micahiah apparaissait dans la Source Originelle, ce qui expliquait pourquoi les Anciens avaient donné son nom aux montagnes. La Magie, sous la forme de Micahiah, était vénérée comme une déesse aux quatre coins d’Isselia. D’ailleurs, l’édifice le plus imposant d’Aëmon-Thir n’était pas le palais impérial mais la cathédrale Aëmon, immense sanctuaire dédié au culte de Micahiah.

    Helka sourit, amusé par son intérêt soudain pour les légendes. En tant que Sage impérial, il était censé en savoir plus que quiconque sur la Magie et ses origines. Et pourtant, il ignorait totalement si la légende disait vrai. Tout ce qu’il savait, c’était que la Magie était une force extrêmement puissante et qu’elle était à l’origine de toute vie. La Magie était partout autour de lui, dans chaque homme, dans chaque oiseau, dans chaque arbre, dans chaque goutte d’eau. La Magie était l’essence même du monde, mais seuls quelques hommes avaient la capacité de s’en servir. La seule chose dont Helka était sûr, c’était que la légende contenait une part de vérité : Micahiah existait bel et bien. Il l’avait rencontrée une dizaine d’années auparavant, devenant ainsi le neuvième mortel à entrer en contact avec un dieu.

    Alors que le paysage offrait toujours plus de détails et de merveilles au vieux Sage, Helka sentit un dérèglement très léger dans la Magie. Comme si une nouvelle créature immensément puissante venait de naître. Il se retourna vivement, bien décidé à expliquer cet étrange phénomène qui n’avait plus eu lieu depuis dix ans au moins, et pénétra dans sa chambre, à la recherche de sa canne. Quand il l’eut enfin trouvée, il se dirigea droit vers la porte. A peine avait-il touché la poignée qu’il sentit un autre dérèglement dans la Magie, bien plus perceptible cette fois. Cette anomalie n’avait lieu que lorsque…

    « Bonsoir, Helka. »

    Le vieux Sage se retourna lentement, sachant parfaitement à qui il devrait faire face. Dans la chambre vide quelques secondes auparavant se tenait maintenant une magnifique jeune femme. Ses yeux étaient argentés et ses longs cheveux blonds comme le blé. Son visage était doux et serein, et elle souriait à Helka. Elle portait une robe couleur émeraude qui lui laissait les deux épaules dévêtues. Malgré son apparence douce, une aura de puissance se dégageait d’elle, comme si elle pouvait détruire le palais entier d’un simple claquement de doigts. Helka évita de croiser son regard et s’inclina.

    « Micahiah.
    - Vous l’avez senti, n’est-ce pas, Helka ? Vous avez toujours été très sensible aux flux de Magie.
    - Oui, je l’ai senti, répondit-il. Un Élu est né cette nuit.
    - Exactement. Un Élu est né cette nuit, tout comme il y a dix ans. »

    Helka grimaça à l’évocation de ce souvenir. Il y a dix ans, Micahiah était déjà venue l’avertir qu’un Élu était né. Elle lui avait demandé de le trouver et de le lui amener pour qu’elle puisse lui enseigner la forme de Magie la plus puissante qui soit. Helka avait mobilisé toute l’Armée Impériale ainsi que tous les Mages de l’Académie. Ils avaient cherché pendant six mois, sans jamais parvenir à mettre la main sur l’Élu. Helka n’avait plus revu Micahiah depuis et appréhendait le moment où la déesse réapparaîtrait. Il avait vécu dix ans sans arriver à retrouver la trace de l’Élu. Il avait vécu ces mêmes années dans la crainte d’un châtiment divin. Et voilà que cette nuit, qui s’annonçait pourtant si calme, marquait le retour de la déesse et la naissance d’un nouvel Élu. Helka se risqua à regarder Micahiah dans les yeux.

    « Nous le trouverons, lui assura-t-il. Nous n’échouerons pas comme il y a dix ans.
    - Je l’espère. Vous savez mieux que quiconque le risque que représente un Élu s’il tombe entre les mains d’un Sorcier. Alors trouvez cet enfant. Amenez-le-moi. Vite. Je ne tolèrerai pas un deuxième échec, Helka. »

    Le vieux Sage s’inclina une nouvelle fois devant la déesse. Il n’avait pas l’intention d’échouer à nouveau. Peu importait que cet Élu soit né dans la cité ou au fin fond du Désert Noir, il le trouverait et l’amènerait à la déesse. Toutefois, les paroles de Micahiah l’inquiétaient. Les Sorciers n’avaient plus donné le moindre signe de vie en Isselia depuis des siècles, alors pourquoi prenait-elle la peine de les mentionner ?

    « Micahiah. Vos paroles m’intriguent. Il n’y a plus de Sorcier en Isselia.
    - Le fléau des Hommes sera bientôt de retour. Le chaos et la violence vont renaître sur tout le continent. La guerre, Helka. La guerre se prépare.
    - La guerre ? s’étonna le Sage Impérial. Et contre quel ennemi ? Il n’y a plus de nation belliqueuse sur le continent ! Voilà mille ans qu’Hommes, Morphes et Elfes vivent en paix !
    - Le monde est vaste, Helka, et vos cartes incomplètes. De nombreuses terres s’étendent à l’Est… »

    La déesse se détourna, sortant sur le balcon. Elle admira à son tour la beauté noire d’Isselia. Après de longues minutes de silence pendant lesquelles elle avait laissé son regard vagabonder sur le pays entier, elle soupira avec nostalgie. Bientôt, les murailles seraient entretenues, les tours, réaménagées. On entraînerait les nouvelles recrues au maniement de la lance et de l’épée. Les archers tireraient sur des épouvantails. Bientôt, le calme et l’harmonie de cette belle nuit d’été seraient vaincus par la guerre. Bientôt, des cités entières brûleraient. Que les hommes étaient stupides ! Ils s’arrangeaient pour détruire tout ce que la Magie avait créé. En un dernier soupir, Micahiah se volatilisa.

    Helka n’attendit pas une seconde. S’appuyant sur sa canne, il traversa le palais aussi vite qu’il put. L’Empereur était la première personne à mettre au courant. Lorsqu’il arriva enfin devant la porte des appartements impériaux, il hésita quelques secondes. Ne ferait-il pas mieux de mobiliser l’armée lui-même ? Non. D’un strict point de vue théorique, il n’avait aucun pouvoir militaire. C’est pourquoi il frappa trois coups assurés sur l’imposante porte de hêtre. Il ne fallut pas plus de quelques secondes pour qu’un serviteur ouvre et, reconnaissant le Sage, s’incline. Sans lui prêter la moindre attention, Helka entra. Il trouva l’Empereur accoudé à son balcon, le regard perdu dans l’immensité sombre du ciel étoilé. Lorsqu’il le rejoignit, Helka ne put s’empêcher de respirer à pleins poumons l’odeur si délicate de lavande qu’un vent léger apportait des champs en contrebas. N’osant pas briser ce silence presque irréel, Helka détailla l’Empereur du regard. C’était un homme de 38 ans, grand et bien bâti. Ses cheveux, d’un noir de jais, étaient constamment en bataille et s’accordaient à merveille à son teint légèrement foncé. On pouvait lire une intelligence vive et un tempérament de feu dans ses yeux vert émeraude. Helka eut peine à réprimer un sourire en se remémorant les mille leçons qu’il avait données à l’Empereur alors que celui-ci n’était que le Prince Sven, héritier de la couronne qui, du haut de ses dix ans, était curieux de tout.

    « La lune est belle, ce soir. »

    L’Empereur Sven tourna la tête vers le Sage et le regarda en souriant. Helka lui rendit son sourire, tentant de cacher tant bien que mal son appréhension. Comment le monarque allait-il réagir à l’annonce qu’il s’apprêtait à faire ? S’il était indiscutablement un empereur bon et juste, il n’avait jamais eu à gérer une situation de guerre ou de naissance d’un Élu. Était-il vraiment prêt ? Helka secoua la tête, chassant ces questions de son esprit. Sven devait être prêt. Il n’avait pas le choix.

    « La nuit est calme, n’est-ce pas, Sven ?
    - Ta présence ici me laisse supposer le contraire, répondit l’Empereur.
    - Tu me connais trop bien ! Est-ce qu’un jour seulement j’arriverai à te surprendre ?
    - Jamais, répondit-il en un sourire. Mais quelle est donc cette nouvelle qui t’inquiète tant ?
    - Micahiah est apparue cette nuit. »

    Un lourd silence s’installa entre les deux hommes. Le sourire de Sven disparut de ses lèvres. Il se détourna du vieux Sage et enfuit son regard dans l’immensité lointaine des montagnes. La déesse était apparue. Cela ne pouvait signifier qu’une chose.

    « Un Élu ? demanda Sven en se tournant vers Helka. Un Élu est né cette nuit ? Dix ans après le précédent ? Qu’est-ce que cela signifie ?
    - Je l’ignore. Peut-être est-ce dû au fait que nous n’avons jamais trouvé l’enfant, il y a dix ans.
    - Tu crois qu’on le trouvera ? demanda l’Empereur, anxieux.
    - L’Élu ? Je l’espère, Sven. Je l’espère. »

    Les deux hommes fermèrent les yeux, profitant une dernière fois de l’air doux et de l’odeur de lavande, puis rentrèrent, sans se douter qu’il leur faudrait quatorze ans pour retrouver l’enfant.


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  •  

    Sys ne parvint pas à retenir un rire moqueur, attirant du même coup tous les regards sur lui, et surtout le regard courroucé de Seth. Le conteur détestait qu’on l’interrompe, à plus forte raison de la manière dont Sys venait de le faire. Agacé, le soldat se leva.

    « Bien. Puisque Sys semble s’y connaître mieux que moi, je lui laisse le plaisir de vous parler des Elfes ! »

    A ces mots, il quitta le groupe malgré les protestations de ses camarades et alla s’asseoir à l’ombre du grand mât. Sys n’avait pas bougé. Il s’était contenté de le suivre du regard, un sourire narquois flottant sur le visage. Un silence gêné s’installa, pendant lequel Sys continuait d’aiguiser sa lame. Ce fut lui qui le brisa.

    « Ce que Seth vous a raconté, ce ne sont que les légendes humaines. En réalité, les Elfes ne sont pas ces êtres beaux, sages et supérieurs. Pas tous. Et si Seth vous a conté la légende humaine, permettez-moi de vous donner la version elfique…

    Il y a bien longtemps, au temps où les Othelains foulaient encore cette terre, des siècles avant la Grande Guerre, avant même la fondation d’Isselia, les Elfes dominaient le Continent. Plusieurs royaumes elfes vivaient dans la plus parfaite harmonie et dans un luxe extraordinaire, comme en témoignent encore les Ruines de l’Aube. Les Elfes de ce temps-là étaient tous élancés, aériens, à la longue chevelure d’or ou d’argent, à la vue plus perçante que celle d’un hurleur, à l’ouïe plus fine que celle d’un vermos, aux oreilles pointues. Ils étaient agiles et discrets, beaux et sages. Certains, les Eldars, maniaient l’arc et les flèches à la perfection, d’autres, les Naktars, préféraient leurs katanas, d’autres encore, les Faëdars, disposaient d’ailes fines mais puissantes. Tous adoraient Micahiah et lui jurèrent que jamais le Continent ne connaîtrait la guerre. Pendant de longues années, des siècles même, la promesse fut respectée. Pour les récompenser, Micahiah leur offrit l’immortalité.

    Mais les Elfes, comme les Hommes bien plus tard, furent incapables de tenir cette promesse. Bientôt, les Eldars envièrent les ailes des Faëdars, les Faëdars jalousèrent les Naktars pour leur maîtrise du katana, et les Naktars ne supportèrent plus que les Eldars tirent mieux à l’arc. La tension monta, et chacun des trois royaumes ferma ses portes aux autres. Pour régler la situation, les trois chefs des pays décidèrent de se réunir à Islandya, aujourd’hui Ruines de l’Aube. C’est ainsi qu’Eldorón des Eldars, Dwiliath des Naktars et Gùndir des Faëdars discutèrent des jours entiers pour éviter une guerre. Mais chaque jour montait les chefs les uns contre les autres, et ils savaient parfaitement qu’une guerre devenait impossible à éviter. Le trentième jour, Gúndir assassina les deux autres souverains et envahit les royaumes.

    Il s’ensuivit une guerre sanglante qui décima la moitié des Elfes vivant sur le Continent. Les Naktars et les Eldars s’étaient alliés contre leur ennemi commun et s’apprêtaient à lui porter un coup sévère lorsque Micahiah intervint. »

    Sys s’interrompit quelques secondes, vérifiant que son auditoire l’écoutait attentivement, et remarqua que Seth s’était joint aux autres pour l’écouter. Il lui sembla toutefois inutile de le faire remarquer.

    « Comme vous pouvez aisément l’imaginer, Micahiah était furieuse. Pour punir les Elfes, elle leur enleva l’immortalité acquise quelques siècles auparavant. Mais lorsqu’on lui conta les évènements qui conduisirent à la guerre, elle décida de priver les Faëdars de tous ce qui faisait d’eux des Elfes. Ainsi, ils perdirent leurs ailes, leur silhouette et leurs oreilles en pointe. Rien ne pouvait plus les distinguer des Othelains, et donc des Humains.

    Honteux et vaincus, les Faëdars furent réduits en esclavage par les deux peuples alliés. Gúndir fut exécuté. La paix était revenue.

    La situation des Elfes ne changea pas durant des siècles. Ils assistèrent à la chute des royaumes Othelains, à la fondation d’Isselia et à la Grande Guerre. Ils furent chassés de leurs forêts par le Roi Cardolan des Morphes et partirent s’installer dans les montagnes. Ils ne les ont plus jamais quittées. »

    Sys marqua une pause. Elanor avait bu ses paroles, mais Seth ne semblait pas satisfait.

    « Et en quoi cette légende vient-elle contredire ce que j’ai raconté ? demanda-t-il soudain.

    -J’y venais, répondit calmement Sys. »

    Seth se renfrogna alors que Sys reprit :

    « Au fil du temps, les Faëdars, qui menaient une vie bien plus pauvre que les autres Elfes, virent leur nombre s’accroître. Ils furent très vite largement plus nombreux que les Naktars et les Eldars réunis, mais, s’ils n’étaient plus leurs esclaves, ils demeuraient inférieurs, héritage d’une guerre passée. Aujourd’hui, les Faëdars sont appelés les Bas-Elfes, et rien ne les distingue physiquement des Humains, si ce n’est qu’ils ne vieillissent pas. Quant aux Eldars et aux Naktars, ils forment désormais une seule et même classe : les Haut-Elfes. Ils sont les héritiers des légendes elfiques et disposent encore du physique de leur race.

    La société Elfe d’aujourd’hui est extrêmement hiérarchisée : les Haut-Elfes sont les nobles, ceux qui dominent, alors que les Bas-Elfes forment une masse populaire méprisable et méprisée. Les nobles ont le droit de vie et de mort sur les Bas-Elfes. »

    Seth se leva violemment.

    « Mensonges ! Ce n’est pas ce que disent les rapports des Archivistes ! Les Elfes étaient et demeureront à jamais des créatures nobles et sages que nous nous devons de prendre pour exemple ! »

    Devant tant d’obstination de la part du conteur, Sys se contenta de sourire.

    « Nous verrons à Saralonde. »


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  • « Ah, quand même ! railla Hector. Il faudra que tu améliores ton déplacement en foule…

    - Et toi que tu apprennes l’amabilité, rétorqua-t-il.

    - D’accord. Un partout. Tu vois le Gardien qu’on a aperçu tout à l’heure ?

    - Avec le Comte ? Oui, pourquoi ?

    - Apparemment, il est impliqué dans la cérémonie. J’ai entendu des gens en parler. Il s’appellerait Seth.

    - Jamais entendu parler, admis Elanor.

    - D’après les femmes, là-bas, il est conteur, intervint Lyndis. Il aurait travaillé avec les Archivistes dans sa jeunesse.

    - Les Archivistes ?

    - Mais oui, répondit Hector. Les gens qui passent leur vie à déchiffrer d’anciens grimoires, à concilier l’Histoire dans les Archives… Il paraît même qu’ils se transmettent un savoir antique qui leur permet de lire les sous-couches des parchemins.

    - Oui, confirma Lyndis. D’après un livre de la bibliothèque, pour économiser le parchemin, les premiers Isséliens réécrivaient sur des rouleaux déjà utilisés, en masquant la première couche, mais je ne sais pas trop comment. Et les Archivistes parviennent à accéder à cette couche inférieure, sans abîmer la couche supérieure ! J’aimerais bien être Archiviste, ce doit être intéressant… »

       Elanor ne répondit pas. Donc, le Gardien qu’il avait aperçu s’appelait Seth, était conteur et avait travaillé avec les Archivistes ? Voilà un profil bien particulier. Le jeune homme n’avait aucune idée de ce à quoi allait ressembler la cérémonie d’ouverture, et il s’interrogeait sur le rôle que le Gardien Seth jouerait dedans. Sans doute un rôle central, puisque le Seigneur d’Iffrandir l’avait personnellement accompagné jusqu’à la place… Peut-être conterait-il à l’assemblée la fondation d’Iffrandir ? Ou bien ferait-il une démonstration de l’habileté des Gardiens ? Il n’y avait plus que quelques minutes à attendre pour le savoir…  En effet, les badauds commençaient à s’amasser sur la place, et l’excitation grimpait en flèche. Ça et là, des enfants que leurs parents ne parvenaient pas à maîtriser se glissaient entre les adultes pour se rapprocher de la scène. Un joyeux brouhaha s’était emparé du parvis de la cathédrale. Mais le silence se fit lorsque le Comte Hyldomar fit son apparition sur la scène, comme si sa seule présence avait absorbé tout le bruit des spectateurs. Il arpenta la scène sur toute sa longueur, promenant son regard, qu’il essayait sans grand succès de rendre doux et amical, sur la foule qui l’observait dans le calme. Sa longue tunique dorée flottait derrière lui, ondulant sous l’effet d’une brise légère. Sa démarche souple trahissait l’inutilité de la canne d’apparat qu’il abordait fièrement. Au bout de quelques minutes d’un silence pesant, ponctué du bruit de la canne frappant le bois de la scène, Hyldomar s’immobilisa face à ses sujets.

    « Mes chers amis, commença-t-il. Je suis heureux de vous voir si nombreux assemblés ici. Heureux de voir que les Fêtes de notre Déesse bien-aimée attirent encore autant de monde. Les Fêtes sont la fierté d’Iffrandir ! Tous les habitants de cette ville le savent, et le crient en cœur ! »

       La foule se laissa haranguer sans difficulté. Lorsque le Comte fit une pause, les badauds, comme pour confirmer ses paroles, crièrent leur fierté.

    « Cette année, reprit-il quand la foule se fut calmée, les Fêtes seront plus prestigieuses encore qu’elle ne l’ont jamais été ! Votre serviteur, moi-même, le Grand Comte Sul Hyldomar, Seigneur d’Iffrandir, Duc de La Marche, dépêché spécialement par Sa Majesté Impériale, a décidé d’organiser des Fêtes qui resteront gravées dans les Mémoires ! »

       Une nouvelle fois, la foule cria sa satisfaction. Lyndis, elle, resta de marbre face à ce discours. Elle se pencha sur Elanor, en lui disant que, d’après son père, si les Fêtes étaient si prestigieuses cette année, c’était uniquement parce que les mandats impériaux des Gouverneurs devaient être renouvelés dans quelques mois. Organiser de grandes fêtes respirant l’opulence serait un bon argument pour que le Sénat reconduise le Comte… Evidemment, songea Elanor. Toujours des motivations intéressées… C’était un membre de la Tunique, après tout.

    « Sous la protection de Micahiah, notre Déesse tutélaire, je déclare ouvertes les trois-cent douzièmes Fêtes de Micahiah ! Cette année, la cérémonie d’ouverture sera animée par un invité spécial. Notre invité s’appelle Seth Peryos, c’est un Gardien de l’Empire, dont les qualités martiales sont aussi aiguisées que l’art de conter des histoires. Il a étudié avec les Archivistes avant de risquer sa vie au front de l’Est. Il a été rappelé à la Capitale par le contingent de Sa Majesté Impériale, et sa présence ici aujourd’hui est un grand honneur ! »

       A ces mots, les spectateurs applaudirent à tout rompre. Un large sourire de satisfaction apparut sur le visage de Sul Hyldomar, qui fendit l’air de sa canne dans un geste théâtral.

    « Chers amis, je vous présente Seth Peryos ! »

       A nouveau, la cohue gagna la place, alors que le Gardien, vêtu de son armure albâtre, montait sur scène avec une simplicité et une modestie qui contrastaient fortement avec l’attitude du Comte. Le soldat se positionna au centre de la scène et attendit que le brouhaha cesse. Il posa un regard doux sur les enfants, entassés devant l’estrade.

    « Permettez-moi, dit-il, de vous conter la légende la plus ancienne qui courre en Isselia. Permettez-moi de vous apprendre l’origine du monde. Permettez-moi de vous livrer l’histoire de Micahiah, telle qu’Aërodote, premier Archiviste, l’a écrite, il y a bien longtemps. Pour honorer la Déesse-Fille, revenons sur ses origines. Pour honorer la Déesse-Fille, contons la genèse du monde ! »

       Alors qu’il prononçait ces derniers mots, tous les flambeaux qui éclairaient la place s’éteignirent brutalement, comme soufflés par une force invisible. Certains spectateurs laissèrent échapper un cri de surprise, mais la sérénité impassible du conteur laissa bien vite croire que tout cela était prévu.

    « Au début des temps, à l’aube de notre monde, il n’y avait rien. Rien qu’un chaos immatériel. Tout ce qui existait, c’étaient des possibilités. Dans ce néant originel, dans ce rien, qui n’était que l’enveloppe du tout, tous les mondes possibles existaient, mais en puissance, sous forme d’embryons. »

       Il marqua une courte pause, le temps de promener son regard sur son auditoire. Il savait créer des effets, songea Elanor. La foule était déjà captivée.

    « Mais tout embryon donne naissance à quelque chose, reprit-il. Dans le chaos originel apparut une vaste terre. Une terre stérile et brunâtre, sans relief ni végétation. De la terre, comme un champ desséché, à perte de vue. Seule trace d’un relief, seule trace d’un monde en puissance, une caverne s’ouvre dans la terre. La caverne est énorme. Près de son entrée, en hauteur, une puissance flamme brille. En contrebas, bien plus profond, deux silhouettes. Deux êtres, enchaînés au sol par des maillons solides. Ils sont là depuis le début, et sont destinés à y être jusqu’à la fin. Leurs chaînes les empêchent de bouger, ils n’ont d’autre choix que de rester assis, emprisonnés, et de regarder droit devant eux. Ils ne voient que la paroi de la caverne. »

       A ces mots, une flamme gigantesque apparut derrière l’orateur, projetant sur son public une ombre noire.

    « Mais ils voient aussi des ombres. L’ombre de la caverne elle-même, l’ombre de son relief, et leurs propres ombres, projetées par la flamme brillante. Pendant très longtemps, ils ne peuvent qu’observer ces ombres. Ou bien était-ce un court instant ? Nul ne le saura jamais, car dans ce monde en création, le temps n’avait pas de sens. Les ombres leur racontaient une histoire. Ils voyaient leurs ombres se lever et briser leurs chaînes. Ils voyaient leurs enfants courir dans de vastes plaines. Ils voyaient des êtres élégants et gracieux. Ils voyaient d’étranges créatures, certaines à deux pattes, d’autres à quatre. Ils voyaient des cités et des villages. Ils voyaient un monde. »

    « Alors, un des deux êtres se leva. Il brisa ses chaînes, et dit : « Je suis Chtidzo ». Puis, il brisa les chaînes de l’autre être. Elle se leva, et dit : « Je suis Ekpegadzo ». Alors, Chtidzo et Ekpegadzo firent face à la flamme. Ils emportèrent leurs chaînes, et gravirent la caverne jusqu’à la flamme. En chemin, ils durent lutter contre nombre d’ennemis. Du sang de Nihil, le Démon-cocon, naquit le Ciel. Du corps de Omnes, le Démon-Fétide, jaillit l’Air pur. Des entrailles des démons mineurs naquirent les animaux. »

       Pendant son exposé, Seth avait agité les mains. Deux silhouettes de démons gigantesques étaient apparues derrière lui. Lorsqu’il parla de leur funeste sort, les Démons s’étaient effondrés en agonisant. La foule, impressionnée, se demanda comme le Gardien s’y prenait. Hector chuchota à son cousin que les Gardiens étaient en réalité le corps d’élite de l’armée issélienne, et qu’ils savaient maîtriser une forme de Magie rudimentaire.

    « Ensemble, reprit le conteur, ils quittèrent la caverne. Alors, ils débutèrent une vie sur le monde stérile. Les animaux dépérissaient, le Ciel ne se drapait que de noir. Nul espoir ne vint caresser les deux Êtres. Alors, ils commencèrent à façonner leur monde. Avec leurs chaînes, il dressèrent des montagnes. Ils en créèrent une pour masquer l’entrée de la Caverne, et empêcher la sortie des Démons qui y vivaient. Dans la terre, ils creusèrent des précipices. Ils tuèrent les animaux, mourants, et de leur sang jaillit une herbe émeraude. Mais l’herbe commença à dépérir à son tour. »

       Elanor dut bien admettre qu’il était impressionné. Seth avait un indéniable talent pour raconter des histoires. Il semblait les vivre alors qu’il les livrait. Dans sa bouche, les mots prenaient une dimension que le jeune homme ne leur soupçonnait même pas. Il n’y avait même pas besoin des mille artifices dont le conteur était entouré – le récit du Gardien était doublé d’illusions magiques qui illustraient son propos – mais il s’agissait surement là d’une exigence du Comte, Elanor n’en doutait pas une seconde. Lorsque les illusions se furent évanouies, et que le public cessa d’applaudir, le conteur reprit son récit.

    « Puis, un jour ils eurent une fille, Micahiah. Elle était la Magie. Pour lui offrir un avenir meilleur, un monde autre qu’une lente agonie, Chtidzo redescendit dans la Caverne, et affronta le Gardien du Feu. Vainqueur grâce à la Magie, Chtidzo s’empara de la Flamme, et la fit briller haut dans le Ciel. L’enfant, éblouie, pleura à chaudes larmes. Ses larmes virent remplir les océans de l’eau la plus pure. L’herbe retrouva sa couleur. Des rires de Micahiah renaquirent les animaux.  Alors le monde commença vraiment à grandir. En même temps que l’enfant. Le Temps naquit juste pour la voir gagner de l’âge, de la force et de la beauté.

    Mais il eut un effet imprévu : de jour en jour, Micahiah s’épanouissait, telle une fleur née de son rire. Mais ses parents, qui étaient nés hors du Temps, se trouvèrent affaibli par ce don. Leurs traits s’affaissaient, des rires se creusaient sur leur visage. Bientôt, leurs cheveux blanchirent et leur peau se flétrit. »

       Nouvelle illusion. Les deux Dieux déclinèrent en même temps que leur fille grandissait.

    « Ekpegadzo fut la première à goûter au doux baiser de la Mort. Un beau jour, alors que la Flamme brillait haut dans le Ciel, ses yeux se fermèrent pour ne plus jamais se rouvrir. Alors Chtidzo connut la tristesse. Née du néant, Ekpegadzo devait retourner au néant. Le Premier Être creusa de ses mains une tombe pour son aimée, et l’y ensevelit. En hommage à sa femme, le Premier Être sculpta dans ses chaînes une effigie de la disparue, qu’il plaça sur la tombe.

    Magie du Temps, œuvre de l’Amour ou prouesse de Micahiah, la Déesse-Fille, la statue s’anima. Alors, pour que la nouvelle créature ne soit pas seule, Chtidzo en créa une deuxième. Ainsi naquit la race des Elfes, Premiers Nés des Dieux. Micahiah en fit ses amis. Voyant sa fille heureuse, Chtidzo créa une autre race. Leurs traits étaient ceux des Êtres, mais ils avaient la faculté de se changer en animal. Ainsi naquit la race des Morphes, Seconds Nés des Dieux.

    Mais l’opération épuisa le Premier Être. Alors, il ferma les yeux et s’en retourna auprès d’Ekpegadzo. Micahiah le pleura longtemps, puis l’enterra, aux côtés de son aimée. Alors Micahiah vécut, orpheline, entre les Elfes et les Morphes. »

       Les Elfes et les Morphes. Elanor ignorait tout de ces deux peuples, jusqu’à leur apparence même.

    Mais, bientôt, ses parents lui manquèrent, et elle s’ennuya des Elfes et des Morphes. Alors, elle tenta à son tour de créer une créature. Moins belle que les Elfes, moins puissante que les Morphes, mais douée de bien plus de passions. Ainsi naquit la Race des Hommes, la Troisième Née, la Race Oubliée. Micahiah s’en entoura, et s’amusa de leurs passions.

    « Mais les Hommes eurent tôt fait de se multiplier. Devenus trop nombreux, ils commencèrent à se livrer la guerre. Effrayée, Micahiah se réfugia dans la Caverne Originelle. Depuis ce jour, les Hommes appelent la Caverne « Source Originelle ». En son sein coulerait la source de toute Magie, car Micahiah est cette source. Les années passant, les Hommes comprirent leur erreur, et s’en retournèrent dans la Caverne pour supplier Micahiah de revenir parmi eux. Mais la Déesse, marquée, refusa. Elle n’accepta que de créer parmi eux un être qui serait le prolongement d’elle-même, un Elu. Et elle leur promit que, à chaque fois qu’un équilibre serait brisé, un Elu apparaîtrait. Puis elle chassa les Hommes de la Source, bien décidée à ne plus en sortir. Pleurant la perte de leur Déesse, mais louant l’Elu, les Hommes entreprirent, pour se faire pardonner, de vouer un culte à la Magie personnifiée. »

       Un silence soudain s’empara de la place tout entière. Le conteur venait de terminer son récit, mais nul ne semblait oser prononcer le moindre de mot, comme s’il convenait de laisser au poids des mots le temps de s’envoler. Elanor soupira d’admiration. Il connaissait déjà la légende – il l’avait lue dans Aux origines du Monde -, mais l’entendre de la bouche de Seth n’avait pas la même saveur. Il comprenait pourquoi le Comte Sul Hyldomar avait fait venir le Gardien.


    2 commentaires
  • Mes amis, voilà une broutille qui m'a pris pas mal de temps...

    La carte d'Aerelinia, le continent sur lequel prend place l'action des Chroniques. Vous pourrez ainsi mieux vous repérez sur Isselia, et tracer l'itinéraire des héros ! (Et, accessoirement, admirer mon travail :P)

    Version redimensionnée : (cliquez sur l'image pour la voir en taille réelle)

    Aerelinia : une carte


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