• Extrait : Genèse

    « Ah, quand même ! railla Hector. Il faudra que tu améliores ton déplacement en foule…

    - Et toi que tu apprennes l’amabilité, rétorqua-t-il.

    - D’accord. Un partout. Tu vois le Gardien qu’on a aperçu tout à l’heure ?

    - Avec le Comte ? Oui, pourquoi ?

    - Apparemment, il est impliqué dans la cérémonie. J’ai entendu des gens en parler. Il s’appellerait Seth.

    - Jamais entendu parler, admis Elanor.

    - D’après les femmes, là-bas, il est conteur, intervint Lyndis. Il aurait travaillé avec les Archivistes dans sa jeunesse.

    - Les Archivistes ?

    - Mais oui, répondit Hector. Les gens qui passent leur vie à déchiffrer d’anciens grimoires, à concilier l’Histoire dans les Archives… Il paraît même qu’ils se transmettent un savoir antique qui leur permet de lire les sous-couches des parchemins.

    - Oui, confirma Lyndis. D’après un livre de la bibliothèque, pour économiser le parchemin, les premiers Isséliens réécrivaient sur des rouleaux déjà utilisés, en masquant la première couche, mais je ne sais pas trop comment. Et les Archivistes parviennent à accéder à cette couche inférieure, sans abîmer la couche supérieure ! J’aimerais bien être Archiviste, ce doit être intéressant… »

       Elanor ne répondit pas. Donc, le Gardien qu’il avait aperçu s’appelait Seth, était conteur et avait travaillé avec les Archivistes ? Voilà un profil bien particulier. Le jeune homme n’avait aucune idée de ce à quoi allait ressembler la cérémonie d’ouverture, et il s’interrogeait sur le rôle que le Gardien Seth jouerait dedans. Sans doute un rôle central, puisque le Seigneur d’Iffrandir l’avait personnellement accompagné jusqu’à la place… Peut-être conterait-il à l’assemblée la fondation d’Iffrandir ? Ou bien ferait-il une démonstration de l’habileté des Gardiens ? Il n’y avait plus que quelques minutes à attendre pour le savoir…  En effet, les badauds commençaient à s’amasser sur la place, et l’excitation grimpait en flèche. Ça et là, des enfants que leurs parents ne parvenaient pas à maîtriser se glissaient entre les adultes pour se rapprocher de la scène. Un joyeux brouhaha s’était emparé du parvis de la cathédrale. Mais le silence se fit lorsque le Comte Hyldomar fit son apparition sur la scène, comme si sa seule présence avait absorbé tout le bruit des spectateurs. Il arpenta la scène sur toute sa longueur, promenant son regard, qu’il essayait sans grand succès de rendre doux et amical, sur la foule qui l’observait dans le calme. Sa longue tunique dorée flottait derrière lui, ondulant sous l’effet d’une brise légère. Sa démarche souple trahissait l’inutilité de la canne d’apparat qu’il abordait fièrement. Au bout de quelques minutes d’un silence pesant, ponctué du bruit de la canne frappant le bois de la scène, Hyldomar s’immobilisa face à ses sujets.

    « Mes chers amis, commença-t-il. Je suis heureux de vous voir si nombreux assemblés ici. Heureux de voir que les Fêtes de notre Déesse bien-aimée attirent encore autant de monde. Les Fêtes sont la fierté d’Iffrandir ! Tous les habitants de cette ville le savent, et le crient en cœur ! »

       La foule se laissa haranguer sans difficulté. Lorsque le Comte fit une pause, les badauds, comme pour confirmer ses paroles, crièrent leur fierté.

    « Cette année, reprit-il quand la foule se fut calmée, les Fêtes seront plus prestigieuses encore qu’elle ne l’ont jamais été ! Votre serviteur, moi-même, le Grand Comte Sul Hyldomar, Seigneur d’Iffrandir, Duc de La Marche, dépêché spécialement par Sa Majesté Impériale, a décidé d’organiser des Fêtes qui resteront gravées dans les Mémoires ! »

       Une nouvelle fois, la foule cria sa satisfaction. Lyndis, elle, resta de marbre face à ce discours. Elle se pencha sur Elanor, en lui disant que, d’après son père, si les Fêtes étaient si prestigieuses cette année, c’était uniquement parce que les mandats impériaux des Gouverneurs devaient être renouvelés dans quelques mois. Organiser de grandes fêtes respirant l’opulence serait un bon argument pour que le Sénat reconduise le Comte… Evidemment, songea Elanor. Toujours des motivations intéressées… C’était un membre de la Tunique, après tout.

    « Sous la protection de Micahiah, notre Déesse tutélaire, je déclare ouvertes les trois-cent douzièmes Fêtes de Micahiah ! Cette année, la cérémonie d’ouverture sera animée par un invité spécial. Notre invité s’appelle Seth Peryos, c’est un Gardien de l’Empire, dont les qualités martiales sont aussi aiguisées que l’art de conter des histoires. Il a étudié avec les Archivistes avant de risquer sa vie au front de l’Est. Il a été rappelé à la Capitale par le contingent de Sa Majesté Impériale, et sa présence ici aujourd’hui est un grand honneur ! »

       A ces mots, les spectateurs applaudirent à tout rompre. Un large sourire de satisfaction apparut sur le visage de Sul Hyldomar, qui fendit l’air de sa canne dans un geste théâtral.

    « Chers amis, je vous présente Seth Peryos ! »

       A nouveau, la cohue gagna la place, alors que le Gardien, vêtu de son armure albâtre, montait sur scène avec une simplicité et une modestie qui contrastaient fortement avec l’attitude du Comte. Le soldat se positionna au centre de la scène et attendit que le brouhaha cesse. Il posa un regard doux sur les enfants, entassés devant l’estrade.

    « Permettez-moi, dit-il, de vous conter la légende la plus ancienne qui courre en Isselia. Permettez-moi de vous apprendre l’origine du monde. Permettez-moi de vous livrer l’histoire de Micahiah, telle qu’Aërodote, premier Archiviste, l’a écrite, il y a bien longtemps. Pour honorer la Déesse-Fille, revenons sur ses origines. Pour honorer la Déesse-Fille, contons la genèse du monde ! »

       Alors qu’il prononçait ces derniers mots, tous les flambeaux qui éclairaient la place s’éteignirent brutalement, comme soufflés par une force invisible. Certains spectateurs laissèrent échapper un cri de surprise, mais la sérénité impassible du conteur laissa bien vite croire que tout cela était prévu.

    « Au début des temps, à l’aube de notre monde, il n’y avait rien. Rien qu’un chaos immatériel. Tout ce qui existait, c’étaient des possibilités. Dans ce néant originel, dans ce rien, qui n’était que l’enveloppe du tout, tous les mondes possibles existaient, mais en puissance, sous forme d’embryons. »

       Il marqua une courte pause, le temps de promener son regard sur son auditoire. Il savait créer des effets, songea Elanor. La foule était déjà captivée.

    « Mais tout embryon donne naissance à quelque chose, reprit-il. Dans le chaos originel apparut une vaste terre. Une terre stérile et brunâtre, sans relief ni végétation. De la terre, comme un champ desséché, à perte de vue. Seule trace d’un relief, seule trace d’un monde en puissance, une caverne s’ouvre dans la terre. La caverne est énorme. Près de son entrée, en hauteur, une puissance flamme brille. En contrebas, bien plus profond, deux silhouettes. Deux êtres, enchaînés au sol par des maillons solides. Ils sont là depuis le début, et sont destinés à y être jusqu’à la fin. Leurs chaînes les empêchent de bouger, ils n’ont d’autre choix que de rester assis, emprisonnés, et de regarder droit devant eux. Ils ne voient que la paroi de la caverne. »

       A ces mots, une flamme gigantesque apparut derrière l’orateur, projetant sur son public une ombre noire.

    « Mais ils voient aussi des ombres. L’ombre de la caverne elle-même, l’ombre de son relief, et leurs propres ombres, projetées par la flamme brillante. Pendant très longtemps, ils ne peuvent qu’observer ces ombres. Ou bien était-ce un court instant ? Nul ne le saura jamais, car dans ce monde en création, le temps n’avait pas de sens. Les ombres leur racontaient une histoire. Ils voyaient leurs ombres se lever et briser leurs chaînes. Ils voyaient leurs enfants courir dans de vastes plaines. Ils voyaient des êtres élégants et gracieux. Ils voyaient d’étranges créatures, certaines à deux pattes, d’autres à quatre. Ils voyaient des cités et des villages. Ils voyaient un monde. »

    « Alors, un des deux êtres se leva. Il brisa ses chaînes, et dit : « Je suis Chtidzo ». Puis, il brisa les chaînes de l’autre être. Elle se leva, et dit : « Je suis Ekpegadzo ». Alors, Chtidzo et Ekpegadzo firent face à la flamme. Ils emportèrent leurs chaînes, et gravirent la caverne jusqu’à la flamme. En chemin, ils durent lutter contre nombre d’ennemis. Du sang de Nihil, le Démon-cocon, naquit le Ciel. Du corps de Omnes, le Démon-Fétide, jaillit l’Air pur. Des entrailles des démons mineurs naquirent les animaux. »

       Pendant son exposé, Seth avait agité les mains. Deux silhouettes de démons gigantesques étaient apparues derrière lui. Lorsqu’il parla de leur funeste sort, les Démons s’étaient effondrés en agonisant. La foule, impressionnée, se demanda comme le Gardien s’y prenait. Hector chuchota à son cousin que les Gardiens étaient en réalité le corps d’élite de l’armée issélienne, et qu’ils savaient maîtriser une forme de Magie rudimentaire.

    « Ensemble, reprit le conteur, ils quittèrent la caverne. Alors, ils débutèrent une vie sur le monde stérile. Les animaux dépérissaient, le Ciel ne se drapait que de noir. Nul espoir ne vint caresser les deux Êtres. Alors, ils commencèrent à façonner leur monde. Avec leurs chaînes, il dressèrent des montagnes. Ils en créèrent une pour masquer l’entrée de la Caverne, et empêcher la sortie des Démons qui y vivaient. Dans la terre, ils creusèrent des précipices. Ils tuèrent les animaux, mourants, et de leur sang jaillit une herbe émeraude. Mais l’herbe commença à dépérir à son tour. »

       Elanor dut bien admettre qu’il était impressionné. Seth avait un indéniable talent pour raconter des histoires. Il semblait les vivre alors qu’il les livrait. Dans sa bouche, les mots prenaient une dimension que le jeune homme ne leur soupçonnait même pas. Il n’y avait même pas besoin des mille artifices dont le conteur était entouré – le récit du Gardien était doublé d’illusions magiques qui illustraient son propos – mais il s’agissait surement là d’une exigence du Comte, Elanor n’en doutait pas une seconde. Lorsque les illusions se furent évanouies, et que le public cessa d’applaudir, le conteur reprit son récit.

    « Puis, un jour ils eurent une fille, Micahiah. Elle était la Magie. Pour lui offrir un avenir meilleur, un monde autre qu’une lente agonie, Chtidzo redescendit dans la Caverne, et affronta le Gardien du Feu. Vainqueur grâce à la Magie, Chtidzo s’empara de la Flamme, et la fit briller haut dans le Ciel. L’enfant, éblouie, pleura à chaudes larmes. Ses larmes virent remplir les océans de l’eau la plus pure. L’herbe retrouva sa couleur. Des rires de Micahiah renaquirent les animaux.  Alors le monde commença vraiment à grandir. En même temps que l’enfant. Le Temps naquit juste pour la voir gagner de l’âge, de la force et de la beauté.

    Mais il eut un effet imprévu : de jour en jour, Micahiah s’épanouissait, telle une fleur née de son rire. Mais ses parents, qui étaient nés hors du Temps, se trouvèrent affaibli par ce don. Leurs traits s’affaissaient, des rires se creusaient sur leur visage. Bientôt, leurs cheveux blanchirent et leur peau se flétrit. »

       Nouvelle illusion. Les deux Dieux déclinèrent en même temps que leur fille grandissait.

    « Ekpegadzo fut la première à goûter au doux baiser de la Mort. Un beau jour, alors que la Flamme brillait haut dans le Ciel, ses yeux se fermèrent pour ne plus jamais se rouvrir. Alors Chtidzo connut la tristesse. Née du néant, Ekpegadzo devait retourner au néant. Le Premier Être creusa de ses mains une tombe pour son aimée, et l’y ensevelit. En hommage à sa femme, le Premier Être sculpta dans ses chaînes une effigie de la disparue, qu’il plaça sur la tombe.

    Magie du Temps, œuvre de l’Amour ou prouesse de Micahiah, la Déesse-Fille, la statue s’anima. Alors, pour que la nouvelle créature ne soit pas seule, Chtidzo en créa une deuxième. Ainsi naquit la race des Elfes, Premiers Nés des Dieux. Micahiah en fit ses amis. Voyant sa fille heureuse, Chtidzo créa une autre race. Leurs traits étaient ceux des Êtres, mais ils avaient la faculté de se changer en animal. Ainsi naquit la race des Morphes, Seconds Nés des Dieux.

    Mais l’opération épuisa le Premier Être. Alors, il ferma les yeux et s’en retourna auprès d’Ekpegadzo. Micahiah le pleura longtemps, puis l’enterra, aux côtés de son aimée. Alors Micahiah vécut, orpheline, entre les Elfes et les Morphes. »

       Les Elfes et les Morphes. Elanor ignorait tout de ces deux peuples, jusqu’à leur apparence même.

    Mais, bientôt, ses parents lui manquèrent, et elle s’ennuya des Elfes et des Morphes. Alors, elle tenta à son tour de créer une créature. Moins belle que les Elfes, moins puissante que les Morphes, mais douée de bien plus de passions. Ainsi naquit la Race des Hommes, la Troisième Née, la Race Oubliée. Micahiah s’en entoura, et s’amusa de leurs passions.

    « Mais les Hommes eurent tôt fait de se multiplier. Devenus trop nombreux, ils commencèrent à se livrer la guerre. Effrayée, Micahiah se réfugia dans la Caverne Originelle. Depuis ce jour, les Hommes appelent la Caverne « Source Originelle ». En son sein coulerait la source de toute Magie, car Micahiah est cette source. Les années passant, les Hommes comprirent leur erreur, et s’en retournèrent dans la Caverne pour supplier Micahiah de revenir parmi eux. Mais la Déesse, marquée, refusa. Elle n’accepta que de créer parmi eux un être qui serait le prolongement d’elle-même, un Elu. Et elle leur promit que, à chaque fois qu’un équilibre serait brisé, un Elu apparaîtrait. Puis elle chassa les Hommes de la Source, bien décidée à ne plus en sortir. Pleurant la perte de leur Déesse, mais louant l’Elu, les Hommes entreprirent, pour se faire pardonner, de vouer un culte à la Magie personnifiée. »

       Un silence soudain s’empara de la place tout entière. Le conteur venait de terminer son récit, mais nul ne semblait oser prononcer le moindre de mot, comme s’il convenait de laisser au poids des mots le temps de s’envoler. Elanor soupira d’admiration. Il connaissait déjà la légende – il l’avait lue dans Aux origines du Monde -, mais l’entendre de la bouche de Seth n’avait pas la même saveur. Il comprenait pourquoi le Comte Sul Hyldomar avait fait venir le Gardien.

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  • Commentaires

    1
    Vendredi 7 Octobre 2016 à 22:05

    That was good. I like this writing and I am going to check for more. Have a nice day!

    2
    Lundi 15 Août 2022 à 08:25

    You have a good point here! I totally agree with what you have said!

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