• Jeu Mortel

    Et voilà, c'est fait. Sébastien Fauconneau est mort, tué par un mystérieux groupe, les Anges de la Mort. Lui qui ne s'est jamais demandé en quoi consistait la mort, la question revêt pour lui un accent d'actualité brûlante.

    Mais il se retrouve, malgré lui, embarqué dans une aventure pas banale : le monde de la M.O.R.T, l'association des Meneurs Originels du Rite de Transfert, va mal et a récemment subi une série de réformes qui ne sont pas du goût de tout le monde.

    Complots, machinations et traîtrises, dans une administration qui cafouille : le monde de la Mort n'est pas près de reposer en paix...

     

    Avancement : projet en pause. Priorité donnée aux Chroniques d'Isselia

  • L’homme, essoufflé, n’osait pas regarder derrière lui. Il ne voulait pas savoir si ses poursuivants gagnaient du terrain. Il ne voulait pas savoir si sa vie était sur le point de s’achever. Courir, toujours courir. Ne pas ralentir, faire fi de la douleur cinglante qui lui déchirait le flanc gauche. En cet instant, sa survie dépendait uniquement de ses jambes. Si elles ne le lâchaient pas, il avait une chance de s’en sortir. Sinon, c’était terminé. Car les gars qui le coursaient ne plaisantaient pas. Ils ne plaisantaient jamais. Ce n’était pas pour rien qu’on les appelait « Les Anges de la Mort ». Aucune de leurs cibles ne leur avait jamais échappé. Pas un survivant. Jamais.

     Il tourna à l’angle d’une ruelle, et faillit perdre l’équilibre. Derrière lui, leurs pas résonnaient dans l’obscurité. Ils voulaient lui faire comprendre qu’ils étaient là, juste derrière. Qu’au moindre signe de faiblesse, ils l’assailliraient comme une meute de hyènes s’abat sur une pauvre antilope. Leur présence, invisible mais tellement palpable, se faisait plus lourde. Comme si l’air était plus épais, moins souple. Comme s’il avait des difficultés à s’insinuer dans ses narines. Comme si un mur invisible se dressait devant lui. Le souffle lui manquait. C’en était fini. Il s’effondra sur le sol, des larmes chauffées à blanc lui perçant les yeux. Il allait mourir là, dans cette ruelle. Sa respiration, beaucoup trop rapide, était douloureuse. Il les entendit se rapprocher. Aucun d’entre eux ne semblait avoir dû fournir un effort particulier. Pourtant, ils avaient couru pendant au moins une demi-heure. Qui étaient-ils, ces Anges de la Mort ? Une question à laquelle il ne trouverait probablement aucune réponse. Il distingua, comme si la réalité lui semblait déjà lointaine, le bruit d’un revolver qu’on charge. Il n’entendit même pas le coup de feu.

     

    Autour de lui, tout prit une teinte noir et blanc. Il se releva, et constata avec surprise qu’il n’était pas essoufflé, et que se redresser ne lui demanda aucun effort. Il constata également que son propre corps gisait à ses pieds. Ainsi, il était mort. Il regarda autour de lui. Etrangement, il n’éprouvait pas d’appréhension à l’idée de découvrir ce qu’il se passait après la mort. Il était toujours dans la même ruelle, sauf qu’il ne semblait plus appartenir à ce monde : il ne ressentait plus rien. Plus de cœur palpitant dans sa poitrine. Plus de dos douloureux à cause d’une chaise de bureau mal réglée. Plus de migraine. Il se retourna vivement.

     Et se retrouva face à une silhouette inquiétante. Grande, pâle et squelettique, la Mort le dévisageait d’un regard aussi noir que la nuit. Drapée de fumée noire, elle planta sans ménagement sa longue faux brillante dans le corps du défunt. Le Rituel de Passage avait commencé. L’image de la ruelle sombre, à peine éclairée par un lampadaire clignotant se mit à tourner autour du mort, jusqu’à disparaître totalement. Bientôt, le défunt se retrouva seul dans le néant, face à la silhouette nacrée de la Faucheuse. Sans qu’elle n’ouvrît la bouche, une voix glaciale, dépourvue de toute intonation, résonna dans le noir.

     « Sébastien Fauconneau. Vous venez de décéder subitement. Vous allez subir le … »

    Soudain, un grand rayon de lumière déchira l’obscurité. Le défunt dut se protéger les yeux pour ne pas être aveuglé, et ne put voir que le début de la scène qui se jouait devant lui : la Mort, d’un air surpris, s’était retournée vers la source de la lumière, et, dans un mouvement maladroit, avait laissé tomber sa faux. D’autres silhouettes drapées d’une épaisse fumée s’étaient précipitées pour encercler la Mort, qui fixait maintenant le sol avec un air repentant.

    « Major Adel ! Donnez-nous votre faux de service ! Quand allez-vous donc accepter votre mise à la retraite ? Vous n’avez plus le droit d’effectuer le passage ! »

    La Mort bafouilla quelques explications incompréhensibles, tandis que les autres silhouettes s’emparaient de sa faux et la maîtrisaient avec une clé de bras étrange. La Mort, que l’étrange voix avait appelée Major Adel, redressa la tête et fixa sa copie conforme qui s’approchait d’elle. Ou de lui, Sébastien Fauconneau ne savait pas vraiment. Il ne comprenait rien à ce qui se passait. Le Major Adel s’adressa à ce qui semblait être le chef des autres silhouettes.

    « Ovach, écoute-moi, tu ne…

    - Mort-aux-Trousses, s’il te plaît, Adel.

    - D’accord, Mort-aux-Trousses. Je ne peux pas partir à la retraire ! Je ne peux pas devenir une Mort-aux-Rats ! Je veux rester une Mort-aux-Hommes ! C’est ma vie, ce boulot !

    - Je sais, Adel, je sais. Mais tu connais la Mort-en-Chef. Les ordres sont les ordres… Désolé. Allez, les gars, embarquez-le. Exercice illégal de la Mort avec intention de la donner. »

    Sébastien regarda, incrédule, la Mort, menottée et encadrée par deux de ses semblables, se faire embarquer. Les silhouettes disparurent par la source de lumière, qui était en réalité une porte ouverte. Sur quoi donnait-elle ? Pris de curiosité, et ayant le sentiment qu’on l’avait oublié, il se risqua discrètement à faire quelques pas vers cette fameuse porte.

    « Hop là ! Vous, le cadavre !

    - M… moi ? balbutia-t-il, pris sur le fait.

    - Vous voyez d’autres cadavres dans les environs ? lui demanda la Mort Ovach.

    - Euh… Vous êtres quoi, au juste ?

    - Pas des cadavres, si c’est ce que vous entendez. Nous sommes les Meneurs Originels du Rite de Transfert. Autrement dit, nous sommes ce que vous, les humains, appelez la Mort.

    - Donc, je suis vraiment mort ?

    - On ne peut plus mort. »

    Sébastien baissa les yeux sur son corps sans vie. S’il avait encore été capable d’éprouver de la peine, il en aurait surement eu à se voir, là, couché sur le bitume, la tête explosée par une balle de revolver… Ils n’avaient pas soigné leur œuvre, ces Anges de la Mort. Ils auraient au moins pu éviter de tâcher son costume.

    « Qu’est-ce qui va m’arriver ? demanda-t-il, presque anxieux.

    - Ah oui, juste. Je ne sais pas trop. Normalement, on devrait vous faire Passer, mais vous pourriez servir de témoin pour ce pauvre Major Adel… Attendez cinq minutes. Ne bougez pas d’ici.

    - Et où voudriez-vous que j’aille ? »

    La Mort-aux-Trousses ne l’écoutait même plus. Elle se détourna, et quitta le lieu par la porte lumineuse, prenant bien soin de la refermer derrière elle. Fauconneau se retrouva seul dans le néant séparant la vie de la mort. Il ne put dire combien de temps s’écoula entre le départ de la Mort-aux-Trousses et son retour. Dans le noir perpétuel, il n’y avait pas grand-chose à faire, et, si la Mort-aux-Trousses s’était réellement absentée cinq minutes, se furent les cinq minutes les plus longues de sa vie. Enfin, de sa mort. Ces minutes, il les passa à contempler son corps, toujours couché sur le sol dans une position qui ne devait pas être très confortable. Plus il regarda sa tête explosée sur le sol, plus il se disait que c’était du gâchis. Il n’avait tout de même pas mérité ça ! Il n’avait que… Mais, au fond, qu’avait-il fait ? Il ne parvenait plus à se souvenir de quoi que ce soit qui ait eu lieu avant sa mort…

    « Voilà, excusez-moi. »

    Ovach était revenu, accompagné d’une autre Mort, brandissant une faux moins impressionnante que celle du Major Adel. Fauconneau s’adressa à Ovach.

    « Bon, alors, que va-t-il m’arriver ?

    - La Mort-en-Chef ne juge pas votre témoignage utile. Le Major Adel n’en est pas à sa première rechute, vous savez. Ah ça, il aimait son boulot, celui-là. Ça me fait de la peine de le voir comme ça. Mais, que voulez-vous ? L’âge d’or des guerres mondiales est terminé ! Bref, en ce qui vous concerne, vous allez être Passé par la Mort-à-l’Essai ici présent. Bon Pass…

    - Une minute ! La Mort-à-l’Essai ? C’est une blague ?

    - Je vous demande pardon ?

    - Je refuse qu’un stagiaire s’occupe de moi ! protesta-t-il.

    - Monsieur, je vous assure que la Mort-à-l’Essai a déjà fait plus d’un…

    - J’exige une Mort compétente !

    - Compétent.

    - Pardon ?

    - Une Mort Compétent. Seuls les Morts masculins opèrent au Passage.

    - Bon, compétent, si vous voulez. Pourquoi vous ne me Passez pas ? »

    La Mort-aux-Trousses le regarda, incrédule. La même expression de surprise amusée apparut sur le visage –à condition qu’on puisse appeler cela un visage- de la Mort-à-l’Essai. Les deux Morts dévisagèrent un instant Fauconneau en silence, comme si ils s’attendaient à voir un large sourire se dessiner sur son visage et qu’il leur dirait « Je vous ai eus ! ». Mais comme le sourire attendu ne venait pas, la Mort-aux-Trousses rompit le silence.

    « Vous ne pensez tout de même pas que je peux opérer au Passage, hein ?

    - Bien sûr que si, rétorqua Sébastien. Et pourquoi pas ?

    - Mais enfin, s’emporta Ovach. Je suis la Mort-aux-Trousses ! Je ne suis là que pour traquer les gens qui tentent d’échapper aux Morts où pour appréhender les Morts exerçant illégalement ! »

    Sébastien resta muet. Les Morts aux-Trousses et à-l’Essai s’échangèrent des regards amusés.

    « Vous voulez dire que… commença le défunt.

    - Evidemment que les Morts ont chacun leur rôle !

    - Il y a plusieurs Morts ?

    - Bah voyons, lui rétorqua la Mort-à-l’Essai, prenant pour la première fois la parole. Il y a six milliards d’êtres humains sur Terre. Y’en a un sacré paquet qui meurt toutes les secondes. Vous croyez pas que, tout seul, un Mort serait dépassé ?

    - Euh, oui, en effet… Mais, toute de même, je…

    - Sans compter les animaux, l’interrompit la Mort-à-l’Essai. Il faut s’en occuper aussi, des animaux ! Alors pour ça, on a des Morts-aux-Vaches, des Morts-aux-Rats… D’ailleurs, le Major Adel, mon prédécesseur, qui devait partir à la retraire, a été muté Mort-aux-Rats à la place. Le pauvre, il a pété une durite : les humains lui manquaient !

    - Mais…

    - Cela dit, la Mort Adel n’était pas le seul, vous savez. Depuis l’élection de la nouvelle Mort-en-Chef, c’est un peu le bordel, là-haut, vous savez. Tout ça parce que la Mort-en-Chef veut appliquer un nouveau programme… Forcément, les anciens Morts, assez conservateurs, ne sont pas d’accord. Ils tiennent beaucoup au côté mélodrame de la Mort…

    - Oui, répondit la Mort-aux-Trousses, mais il faut avouer que leurs méthodes étaient un peu désuètes. Faire croire aux hommes qu’ils iraient au Paradis ou en Enfer, c’était pas très malin de leur part.

    - J’aimais bien la métaphore, quand même, lui répondit la Mort-à-l’Essai.

    - Boarf, c’était quand même…

    - TAISEZ-VOUS ! »

    Fauconneau n’avait pu se retenir de crier. Il ne comprenait plus rien à la discussion qui se tenait devant lui. D’abord, il apprenait qu’il n’y avait pas qu’une seule Mort, comme on le racontait sur Terre, mais bien plusieurs, peut-être même des centaines. Ensuite, qu’il ne fallait même pas parler de La Mort, mais bien de Le Mort, vu que seuls les mâles opéraient au Passage. Mais d’abord, c’était quoi, ce Passage ? Et Passage vers quoi ? Apparemment, pas vers le paradis ou l’enfer. Mais alors, qu’il y avait-il après la mort ? Cette question, qu’il ne s’était jamais vraiment posé de son vivant, l’intriguait vraiment depuis qu’il était concerné de près. Visiblement, le monde de la mort était assez perturbé, en ce moment. Et Sébastien avait la certitude qu’en temps de perturbations, la Mort était gérée avec autant d’efficacité que les chemins de fer. Il n’était pas près de reposer en paix, on dirait…


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  • Salut à tous !

    Après mûre réflexion, je pense que Jeu Mortel, que je comptais à la base mettre sous forme de nouvelles épisodiques, va gagner en complexité. Il est même probable que l'histoire dure plus longtemps que prévu (j'avais prévu, à la base, 6 épisodes... Mais je vais sûrement rallonger !) et commence à ressembler à un roman...

    Enfin bref, je vais voir ce que je peux faire. Après une petite pause de vancances due au fait que je travaillais, je vais me remettre à écrire. J'ai d'ailleurs commencé l'épisode 2 de Jeu Mortel... (qui deviendra peut-être bientôt, qui sait, le chapitre 2 ?)

    Parallèlement à cela, j'ai créé un projet de couverture pour un hypotétique roman "Jeu Mortel"... Voilà donc la première ébauche :

     

    Jeu Mortel-couverture

    Foénor


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  •  

    Episode 2

    Grain de sable

     

    Sous son capuchon noir de brume, la Mort Al fixait les deux Morts assis en face de lui. Ses orbites creuses ne renseignaient en rien sur la direction dans laquelle il regardait, mais, d’une façon inexplicable, on sentait où se posait son regard. Comme s’il avait été matériel et que la Mort le posait sans délicatesse sur ses deux vis-à-vis. Les deux Morts avaient la tête baissée, comme deux enfants pris en flagrant délit alors qu’ils essayaient d’attraper au moyen d’une pile d’objets les plus hétéroclites le chocolat mis expressément en hauteur. S’il avait encore eu un sourcil à froncer, la Mort Al l’aurait sans doute fait. Il plaça ses doigts en clocher, inspecta un instant son bureau, à la recherche d’une plume. Lorsqu’il en trouva une, il la posa devant lui. La plume resta droite, comme par magie. Il se racla les cervicales (bah oui, il n’avait plus de gorge…) et, d’une voix lourde, traînante et crachotante, une voix d’ancien fumeur, il s’adressa aux deux autres.

    « Expliquez-moi ça lentement.

    - Bah voilà… commencèrent en chœur les deux autres.

    - Un seul à la fois ! »

    Les deux Morts se dévisagèrent un instant en silence. Comme s’ils suppliaient tous les deux l’autre de parler. Après quelques minutes de se petit jeu, et deux ou trois raclements de cervicales impatients de la part d’Al, la Mort-en-Second, la Mort Ovach commença son récit :

    « C’était une opération banale, au début, chef. Adel avait encore fait une rechute, le pauvre. Il pète une durite avec les Rats, vous savez ? Il dit qu’ils ont moins de conversation. Qu’il ne peut pas se livrer à des méditations métaphysiques avec eux. Il dit qu’il rigole beaucoup moins. Les Hommes lui manquent, vous savez, chef…

    - Oui, je sais, le coupa la Mort Al, comme impatient. Et après ?

    - Bah, il avait piqué une faux de service à un gars en pause. Puis il est entré dans la Zone 49. Quand on l’a trouvé, il allait commencer le Passage sur Sébastien Fauconneau.

    - Le mortel ?

    - Précisément. Bon, vous savez, ça fait pas mal de temps que je suis Mort-aux-Trousses, alors je connais mon boulot… C’est pas parce qu’Adel est un ami qu’on devait le ménager, hein ?

    - Exactement, approuva la Mort Al, comme s’il encourageait l’autre à continuer.

    - Ben… Du coup, on a fait comme d’habitude. On l’a encerclé, puis on l’a désarmé. Il a essayé de m’avoir sur les sentiments, mais je suis resté intraitable. Il n’en était pas à son coup d’essai, en plus…

    - D’accord, mais après ? s’impatienta la Mort Al.

    - Après, j’ai contacté la Mort-en-Chef pour savoir si le témoignage du mortel était utile. Comme on m’a dit que non, bah j’ai appelé Hitany, la Mort-à-L’Essai. »

    La Mort-à-l’Essai sentit sur lui les regards vides des deux autres. Visiblement, Ovach avait terminé sa partie du récit et lui avait refilé la patate chaude. A lui de jongler avec suffisamment d’agilité pour ne pas se brûler. Cherchant désespérément un endroit de la pièce où laisser fuir son regard, il se trouva fasciné par la plume que la Mort Al avait utilisée un peu plus tôt. Elle avait écrit les mots prononcés par la Mort-aux-Trousses sans que rien ni personne ne semble la manier. Peut-être cette plume serait-elle son échappatoire ?

    « Très jolie plume, commenta-t-il dans un effort désespéré pour échapper au regard inquisiteur de son supérieur.

    - Merci, répondit simplement la Mort Al. Un cadeau de la Mort-en-Chef. Mais, si vous le voulez bien, on…

    - Pratique, en plus. Elle écrit vraiment tout ce qu’on dit ?

    - Absolument tout, répondit patiemment la Mort Al. Alors, si vous voulez bien ne pas…

    - Incroyable ! Comment fonctionne-t-elle ?

    - Je n’en sais rien, avoua le supérieur. Mais ce n’est pas…

    - Peut-être de la magie, hein ? Il y a…

    - Hitany. Votre version des faits, maintenant, le coupa sèchement la Mort-en-Second. »

    Si la Mort-à-l’Essai avait pu déglutir, il l’aurait surement fait. Ses orbites vides se détournèrent, comme gênées. Il tenta, en vain, de gagner un peu de temps en parlant du papier peint, qui, d’après la Mort-en-Second, n’avait pas changé depuis des années (ce que contestait la Mort-a-l’Essai, uniquement pour lancer le débat). Finalement, lorsqu’il constata que toutes ses tentatives désespérées pour changer de sujet tombaient à l’eau, il daigna enfin livrer sa version des faits. Il parla d’une voix hésitante mais implorant pardon, comme le jeune garçon explique à sa mère pourquoi il a mangé tout le gâteau au chocolat.

    « Bon. Ovach m’a appelé pour Passer le mortel. Mais il a commencé à poser des questions. Il disait qu’il ne voulait pas d’un stagiaire pour son passage…

    - Et vous avez répondu à ses questions ? demanda la Mort-en-Second, incrédule. Hitany sembla gêné.

    - Ben… Un peu, avoua-t-il.

    - Comment ça, un peu ?

    - On lui a dit deux ou trois trucs, quoi. On lui a parlé du paradis, de l’enfer, de…

    - Mais non ! l’interrompit Al. On ne vous a donc rien appris à la Macchabémie ?

    - Si, mais…

    - Il n’y a pas de mais ! Vous ne devez pas outrepasser vos attributions ! »

    Hitany baissa la tête, honteux. Il savait que la Mort-en-Second aurait pas mal de reproches à lui adresser. A lui et à Ovach. Après tout, un tel fiasco était rare. Ils auraient tous deux de la chance s’ils n’étaient pas relevés de leurs fonctions. La Mort-en-Chef avait été clément, en échange de leur collaboration pour comprendre comment cela avait pu se passer. Le choix avait été vite fait. Mais raconter leur mésaventure restait tout de même difficile : ils avaient commis des erreurs de débutant. Du genre de celles dont on vous parle dès le premier cours à la Macchabémie. Le genre d’erreur qui coûte une carrière.

    « Que s’est-il passé, après ? reprit la Mort Al.

    - On a commencé à débattre, Ovach et moi. On se demandait si c’était mieux avant ou pas. Et là… Le mortel a pété un câble. Il a crié, comme un demeuré.

    - Il a même été vulgaire, intervint la Mort-aux-Trousses.

    - Oui, il nous a demandé de la fermer, confirma Hitany. Alors, nous, ben… On s’est tus. Et il a commencé à s’énerver. Il disait que, puisque c’était comme ça, il voulait retourner à la vie. Que, s’il n’obtenait pas de Mort compétent pour son Passage, il refusait de coopérer.

    - Bizarre, commenta Al. Les humains ne sont plus censés conserver autant de personnalité.

    - Exactement ! approuva Hitany, se rattrapant aux branches. Alors nous, ben… On a été bien embêtés.

    - Pourquoi ? questionna la Mort-en-Second.

    - Il refusait de coopérer !

    - Depuis quand les Meneurs Originels du Rite de Transfert ont-ils besoin de la coopération des mortels ?

    - Euh…

    - Moi, je ne suis que Mort-aux-Trousses, se dédouana Ovach.

    - Sérieusement ? Cela a commencé parce que vous vouliez la coopération du mortel ? »

    Al n’obtint pas d’autre réponse qu’un silence gêné. Les deux Morts fuyaient son regard comme la peste. Ce silence était une créature du type des colporteurs : une fois qu’il était parvenu à rentrer chez vous, il vous fallait douze gendarmes pour le mettre dehors. Il s’imposa en quelques secondes, tant et si bien que la Mort-en-Second se sentit soudainement gêné aussi, sans aucune raison. Mais il se reprit bien vite et chassa ce silence avec la délicatesse d’un démolisseur abattant une lourde masse sur un vieux mur.

    « Bien. Ignorons ce détail –pour l’instant- et poursuivons.

    - Il a continué à crier, reprit Hitany. Il voulait une Mort compétent, il voulait qu’on lui explique tout. Nous, on a paniqué. Alors on a appelé la Mort-Instructeur.

    - Vous avez appelé la Mort-Instructeur pour… ça ?

    - Bah… »

    Ovach et Hitany échangèrent un regard penaud. Ils étaient tout à fait conscients d’avoir lamentablement échoué. D’ailleurs, comment ne pas l’être ? Ils avaient été convoqués par la Mort-en-Second, l’instance la plus haute chez les M.O.R.T. après la Mort-en-Chef. On leur avait demandé leur version des faits. Et les voilà qui la racontaient. Allaient-ils perdre leur emploi à l’issue de cet entretien ?

    « On avait besoin de conseils, m’voyez ? tenta Hitany. J’suis encore que Mort-à-l’Essai, et…

    - Vous avez dérangé l’un de vos supérieurs pour une affaire de rébellion mineure ! Vous avez douté des principes de base de la Mort ! Et vous avez vu où cela nous a menés ! s’emporta la Mort-en-Second. La Mort-en-Chef a dû intervenir personnellement !

    - Avec beaucoup de classe, d’ailleurs, risqua Ovach.

    - PEU IMPORTE LA CLASSE DE LA MORT-EN-CHEF ! Vous deviez intervenir pour un Passage basique ! Et vous, pour une rechute du Major Adel ! Où était la difficulté ? Pourquoi ces deux évènements ont-ils conduit à de telles révoltes ?!

    -Bah… »

    La porte du bureau s’ouvrit brutalement. Un silhouette sombre, grande et imposante, nappée d’une brume plus noire que celle d’Ovach et Hitany réunis, fit un pas dans la pièce. Ses orbites vides brillaient d’une lueur rouge inquiétante. Lorsqu’il parla, sa voix était profonde, froide et dure.

    « Parce que les hommes sont faibles. Parce que les hommes ont besoin d’un modèle. Dès lors qu’on leur montre la voie, ils s’y engouffrent aveuglément. Sébastien Fauconneau a étonnement résisté au Passage. Peut-être parce qu’Adel n’a pas eu le temps de finir. Mais le problème est réglé. »

    Al observa un instant la Mort qui venait d’entrer. Malgré son ascension fulgurante, il avait toujours été intimidé par Uhaire, la Mort-aux-Hommes-Principale qui venait de faire son entrée. Uhaire était le genre de gars capable de réduire au silence même ses supérieurs par sa simple présence. Comme maintenant, en fait.

    « Al, nous avons à parler, commença la Mort-aux-Hommes-Principale. Seul à seul. »

    Les deux autres Morts ne discutèrent pas. Comme soulagés, ils se levèrent et quittèrent le bureau sans tarder. Mais Uhaire apostropha Hitany au passage.

    « Recrue Hitany. Ce genre d’erreurs arrive une fois. Suis-je clair ? »

    Limpide, songea Hitany en déglutissant. Avant de détaler sans demander son reste. Al leva la tête vers la Mort-aux-Hommes-Principale.

    « Alors comme ça, c’est réglé, hein ?

    - Pas tout à fait, à vrai dire, concéda Uhaire. Fauconneau n’a pas encore été Passé. Je ne sais pas vraiment pourquoi. Il est dans la Cellule d’Oubli Métaphysique et d’Acceptation. Il va nous donner du fil à retordre.

    - Il faut se débarrasser de lui au plus vite. Le Nouvel Ordre doit se stabiliser si nous voulons que notre plan fonctionne !

    - Je le sais bien. Personne n’a jamais résisté au C.O.M.A. Et ce n’est pas Fauconneau qui va y arriver, croyez-moi. Tout se passera comme prévu.

    - Je l’espère. Il ne faut pas que la Mort-en-Chef se doute de quelque chose ! »

    Uhaire acquiesça. Avec une lenteur infinie, il se leva et, gratifiant Al d’un dernier regard, quitta la pièce. Seul derrière son bureau, la Mort-en-Second soupira. Trop d’évènements fâcheux. Un grain de sable dans sa mécanique bien huilée.

     


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