• L'Ange Gabriel

    Gabriel est là, voûté sur sa chaise, appuyé au bar comme l’ivrogne qu’il est devenu. Ses doigts jouent nostalgiquement avec le bord de son verre. De temps en temps, les glaçons flottant dans la mer de whisky s’entrechoquent, dans un tintement triste à crever. Le regard vide, jauni par l’alcool, il se répète que lire l’avenir dans les feuilles de thé, c’est de la blague. Lui, il fait mieux : il lit le passé dans un verre de whisky. Ça, c’est quelque chose.

    Soudain, il bouge. Il lève son verre, et avale son passé, cul sec. Barman, un autre. Tu ne devrais pas. Bah, j’ai plus rien à perdre. Gabriel se moque. Les yeux bas, il observe le garçon remplir son verre. Alors, il se souvient.

    Tant de mots d’amour que son cœur a crié. Les spasmes d’un baiser. D’un adieu, qui aurait dû être un au revoir. Dire qu’il s’en était remis à Dieu pour la revoir… Et qu’il avait espoir… Pfff. Ses espoirs s’étaient noyés dans l’océan qui les séparait. Comme dans le whisky.

    La fumée rend presque l’air irrespirable. Deux gars tatoués jouent au billard au brayant. Plus loin, un caïd plume des pigeons au poker. Il jongle habilement avec les jetons, étale devant lui sa cour de cœur, empoche des milles et des cents. La catin agrippée à son cou roucoule comme la pie voleuse qu’elle est. A une autre table, des mecs aux airs louches dealent on ne sait trop quelles affaires… Odeur d’alcool et de tabac. Odeur de sang et de désespoir. Même la lumière, émanant d’un lustre discret, semble désabusée.

    Gabriel replonge les yeux dans son verre. Un goût amer dans la bouche et dans le cœur. De toute façon, que faire d’autre ? Tout est fini. Vivons un peu en attendant la mort. Pff. Tu parles d’une vie. Métro, boulot, dodo. Une vie morne dans une ville morne, à exercer un métier morne pour gagner un peu d’argent, ce bourreau sans cœur, à dépenser dans des choses mornes… Quel sens donner à tout ça, hein ? Et quel sens donner à ce passé, là, qui le nargue, dans les glaçons de sa boisson ?

    Nietzsche avait raison : Dieu est mort. Et bien mort. C’est la seule explication. Ou bien, c’est un sacré connard.  La radio se met soudainement en marche.

    -Non, rien de rien. Non, je ne regrette rien…

    ­- Arrête ça.

    Le barman ne comprend pas. Il s’approche.

    - Car ma vie, car mes joies, aujourd’hui….

    - Arrête ça, je te dis !

    - …ça commence avec toi !

    Le barman coupe la radio. Tout ce qu’il voulait, c’était mettre un peu d’ambiance… Gabriel soupire. Il fallait que ça tombe sur cette chanson. Sur leur chanson. Dieu est mort, ou c’est un connard. Définitivement. Cul-sec, le verre est fini. Il sort une clope, la porte à ses lèvres. Fouille quelques instant ses poches. Et merde, il n’a pas son briquet. Il interpelle un gars, un peu plus loin. Il a du feu. Le briquet change de mains, Gabriel allume sa clope. Remercie l’inconnu d’un mot grommelé. Puis tire une bouffée. Il sent le tabac lui envahir les poumons. Il sent que ça le détruit, mais ça lui fait tellement de bien. Il a l’impression que c’est sa dernière façon de se sentir vivant. De sentir qu’il a encore une vie : en la détruisant. Quel meilleur moyen de se persuader qu’on contrôle vraiment son existence de que lentement la démolir en y prenant un déplaisir sadique ? Il observe la fumée sortir de sa bouche sans rien dire. Puis, il cherche à créer des formes. Il n’arrive qu’à faire des ronds, éphémères et peu convaincants. Bah, qu’est-ce que ça change ? Lentement, comme absorbé par un rond un peu plus réussi que les autres, il se souvient.

    Elle est belle. Elle marche devant lui, entamant quelques légers pas de danse. Elle sourit de toutes ses dents. Il, il marche, un peu derrière elle, les mains dans les poches. Il ne peut que la contempler, alors qu’elle a l’air heureuse. Son regard se perd sur sa taille gracieuse, sur ses courbes alléchantes. Il parcourt du regard ses jambes finement galbées. Il constate alors, admiratif, qu’elle marche sur la pointe des pieds, comme une ballerine. Elle termine sa chorégraphie improvisée par une pose élégante, puis se tourne vers lui, et sourit.

    - Tu verras. Un jour, je réaliserai mon rêve. Je parcourrai le monde. Je verrai ces pays dont on entend tant parler. J’en peux plus de rester ici… J’étouffe, je m’ennuie. Je tourne en rond.

    Il aborde un sourire triste. Il répond.

    - Je comprends. Aller vers l’inconnu, c’est tellement excitant. Mais en même temps, rien ne dit qu’on y retrouvera le confort qu’on a ici.

    - C’est vrai. Mais j’ai l’impression de connaître cet endroit. De trop le connaître. D’avoir trop tourné au sein de mon bocal, comme un poisson rouge. Et d’en connaître les moindres recoins.

    Il ne répond pas. Il la regarde et se contente de sourire. De toute façon, il ne sait faire que ça, quand il la voit : sourire. Parce qu’elle est belle, parce qu’elle lui plaît. Mais comment lui dire ? Comment lui faire comprendre ?

    - Un autre verre. La même chose.

    Derrière, les deux malabars ont élevé la voix. Non, ce dernier coup n’était pas une fausse queue. Mais si. Mais non. Puis on perd patience, on se met à gueuler. Gabriel observa le garçon, derrière son bar miteux, vider la bouteille de whisky. Va être temps de se casser. Il vide son verre d’une traite, sans respect, sans vergogne. Puis jette un peu de monnaie sur le comptoir. Il quitte la bar en marchant, empruntant au passage le briquet de l’autre gars pour allumer une autre clope.

    Dehors, le froid lui mord la peau, le saisit jusqu’au fond des entrailles. La chaleur malsaine du bar contraste avec la fraîcheur de la nuit. La lune, cette chienne, se cache pudiquement derrière un voile de nuages. Il l’observe avec amertume. Ah, s’il pouvait l’atteindre d’un crachat, il lui cracherait volontiers dessus. Et plutôt deux fois qu’une. Il tire sur sa clope, inspire profondément. La Lune est une chienne.

    Un voile léger dérobe les étoiles à leur regard. Pourtant, il aime voire les étoiles.

    - Quand je suis chez mon meilleur pote, la voie lactée s’offre à nous. Loin des lumières de la ville, loin de la fumée et de la pollution. C’est vachement joli.

    - J’adore les étoiles. Je peux les voir du haut de la villa, à Ljubljana. C’est merveilleux. Mais ici, rien, jamais.

    Il ne dit rien. Il se contente d’observer le ciel, d’un noir muet. De temps en temps, la lumière clignotante d’un avion lui donne le faux espoir d’avoir aperçu un astre stellaire.

    Il jette son mégot sans ménagement dans un parc lugubre qu’il traverse en silence. Son ombre est sa seule compagnie. Il laisse ses pas le guider. Il ne sait pas où il va. De toute façon, personne ne l’attend nulle part. Machinalement, il sort de sa veste une flasque. Il en boit une gorgée. Il sent l’alcool et le tabac. Et il respire le désabusement à plein nez.

    Chienne, chienne que je t’aime. Et tu le sais, n’est-ce pas ? Tu l’as toujours su. Mais tu n’as rien fait. Rien dit. Tu m’as laissé seul comme un con. Seul à m’interroger, seul à pleurer. Seul à marcher, seul à blesser. Seul à jurer, seul à crier. Seul au fond d’un océan. Seul au fond d’un cœur.

    Il ferme les yeux comme un enfant. Sans s’interroger, il chante. Sa voix déraille. Sa voix crache, sa voix hésite. Il est bourré, il a trop fumé. Mais il chante. Sa plainte déchirante s’élève vers la Lune, la plus ingrate des amantes, la moins fiable des confidentes. Il chante, comme s’il espère que son chant lui parvienne. A elle, de l’autre côté du globe.

    - D’après Platon, tout être humain connaît son âme sœur, quelque part dans le monde. Car deux être jumeaux, deux êtres faits l’un pour l’autre, se cherchent et n’ont de cesse de se trouver. Parce qu’à l’origine, ces deux amoureux, ces deux moitiés ne formaient qu’un seul et même être. C’est le mythe de l’androgyne. L’homme ne se sentira bien qu’en présence de sa moitié. Sans elle, il est vide, fade. Il n’est pas complet. Notre but à tous, au final, c’est de retrouver notre moitié. Et de n’être plus qu’un.

    Elle ne répond pas. Elle se contente de regarder le ciel, sans s’arrêter de marcher. Lui, il ne sait pas s’il doit aller plus loin dans sa pensée. Car pour lui, c’est clair : elle est sa moitié. Elle est celle qu’il veut, celle qu’il lui faut. Avec elle, il se sent bien. Il se sent complet. Il se sent un, unique, prêt à affronter le monde entier. Mais il demeure silencieux, car il ne sait pas quand ni comment s’y prendre. Quel imbécile. Quel crétin.

    Imbécile. Crétin. Toujours cette vieille rengaine. Toujours les mêmes histoires. Non, toujours la même histoire. Tu es plus fort que ça, il avait dit. Tu pourras affronter cette épreuve. Tsss. Faible. Toujours faible. Depuis le début, et jusqu’à la fin.

    - Je t’offrirai des perles de pluie, venues de pays où il ne pleut pas. Je creuserai la terre jusqu’après ma mort pour couvrir ton corps d’or et de lumière… Je ferai un domaine où l’Amour sera roi, où l’Amour sera loi… Où tu seras Reine. Ne me quitte pas.

    Quelle ironie. Ce n’est que maintenant, vingt ans plus tard, qu’il lui adresse ces mots. Imbécile. Crétin. Elle ne sentait pas chez elle. Elle étouffait. Elle avait besoin de quitter cet environnement, ce pays. Elle devait partir. Pour étudier ailleurs, pour vivre ailleurs. Et il l’avait laissé faire, sans mot dire. La mort par les mots. La plus cruelle de toute.

    Il la regarde. Elle est excitée. Elle traîne derrière elle sa lourde valise. Elle a mis toute sa vie à l’intérieur. Lui, il ne sait pas pourquoi il a accepté de l’accompagner. Pour la voir une dernière fois, sans doute. Pour lui dire ce qu’il n’a jamais su lui dire. Il observe les autres. Ils sont tous venus. Tous les gars de son cercle. Tous pour lui dire au revoir. Lui, il n’est pour elle qu’un ami parmi d’autre. Mais pour lui, il n’y a pas d’autres. Ironie, cruelle catin que tu es.

    Ils discutent. Elle ne parle que de sa future vie. Loin de tout ce qu’elle a connu jusque-là. Un nouveau départ. Mais aussi un terminus. Un terminus pour l’histoire ancienne, un terminus pour la routine. Un cimetière du passé, l’abattoir des souvenirs. Il le sait. Il sait qu’il ne la reverra pas. Mais que peut-il faire ? C’est ce qu’elle veut : partir, loin d’ici, loin de ce pays, de cette ville, de ces buildings. Elle veut voyager, changer d’air. Ça aussi, il le sait. Mais lui, tout ce qu’il veut, c’est elle. Il a préparé ses mots. Il connaît la litanie par cœur. Il doit le lui dire. Maintenant, ou jamais.

    Elle lui dit au revoir. Pourquoi au revoir ? Pourquoi voiler ce terrible adieu d’un miel écœurant ? Un au revoir, c’est un adieu avec espoir. Il n’y avait plus d’espoir.

    - On reste en contact, hein ? Je ne veux pas perdre un ami comme toi.

    - Bien sûr. Compte sur moi pour te harceler sur Skype !

    - Je te fais confiance. Au revoir, Gaby. Ptit frère.

    - Au revoir…

    Crétin.

    Crétin. Il haïssait celui qu’il avait été. Il haïssait celui qu’il était. Il l’avait laissé filé. Elle. Il ignorait tout de l’endroit où elle se trouvait en ce moment. Quelle heure était-il chez elle ? Quel temps faisait-il ? Comment allait-elle ? Il avale encore une gorgée d’alcool. Allume une autre clope, avec un autre briquet emprunté. Va voir une fille de joie. Il la prend brutalement, sèchement. Il espère se vider l’esprit, ne plus penser à rien. Il n’arrive à rien. Toujours, elle revient. Toujours, elle le hante. Toujours, elle le happe. Toujours, il l’aime.

    - Gaby, tu es un ange !

    Un ange, c’est ça. Un ange solitaire. Un ange qu’on retrouve, au petit jour, là où ils contemplaient les étoiles…

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