• L'école de la Liberté

    Cette nouvelle est un peu particulière. Non pas parce qu'elle est écrite différemment des autres, mais bien parce qu'elle résulte d'un cheminement inédit pour moi. J'ai un ami qui étudie l'architecture. Et, dans ce cadre, il doit proposer un texte écrit à partir d'un plan. Seule consigne : que l'on ressente ce que l'on devrait ressentir face à ce qui est représenté sur le plan. J'ai accepté de l'aider, parce que j'aimais beaucoup l'idée. Voilà donc le plan en question :

    L'école de la Liberté

    Il y a vu une ville. Une ville très stratifiée, oppressante. C'est donc sur base de ce plan et de ces indications que j'ai écrit la nouvelle suivante :

    L'école de la Liberté

    Je ne sais pas trop pourquoi mes parents ont choisi de venir vivre ici. Cette ville est malsaine. Tout en cette ville est artificiel. L’air qu’on respire, la lumière qui nous éclaire… Le sourire des gens, aussi. C’est un sourire creux, un sourire fade. Un peu comme une rose fanée. Un sourire qui ne cache pas la froideur de leur âme. L’âme des gens, ici, dépérit. Comme si la ville s’en nourrit.

    Il suffit de les regarder : dans le serpent de fer qu’on appelle métro, qui rampe dans les entrailles de la cité, tout le monde a le visage fermé. La dame, là, par exemple. Est-elle seulement consciente des gens qui l’entourent ? Voit-elle seulement que, comme elle, les autres sont oppressés ? Sans doute pas. Elle est comme la ville : elle est fermée. Coupée du monde.

    Le vrombissement infernal de l’engin cesse. Une voix froide et mécanique annonce l’arrêt. Machinalement, comme si un marionnettiste avait tiré quelque fil, les gens se lèvent, sans se voir, et sortent du wagon. Le métro vomit la foule sur les quais dans un brouhaha amplifié par l’écho des tunnels sombres et étroits. Je sors avec les autres. Sur ma droite, un homme me pousse pour passer devant. Je sens, sur ma gauche, le bras d’une dame qui se frôle au rythme de sa marche rapide. Dans cette marée humaine, il faut adapter sa vitesse. Marchez trop vite, et vous percuterez l’inconnu devant vous. Ralentissez trop et les bestiaux humains en transhumance vous marcheront dessus. Le couloir se rétrécit encore. Nous pouvons à peine marcher à trois de front. Mon voisin se colle à moi. L’air est chaud et humide. Difficilement respirable. Comme d’habitude, les gens se massent sur l’escalator. Ils se laissent porter par la machinerie, sans plus y réfléchir. Un garde au visage austère les attend, à la sortie du métro. Dans l’aube artificielle, il surveille les moutons, arme au poing. Il n’est pas le berger. Il n’en est que le chien. Comme les autres, il fait son job : il ne réfléchit pas.

    Moi, j’ai réfléchi. Souvent. Je ne suis qu’un homme du Niveau 3. Je n’ai pas grand-chose dans mon appartement minuscule, enclavé dans les épais murs de la cité. D’aucun disent que je ne devrais pas me plaindre. Le Niveau 3, ce n’est pas si mal : j’ai un travail, j’ai droit à un peu plus de lumière que ceux du Niveau 2. Mais ceux-là ne pensent pas : ils subissent. Souvent, quand je me risque dans les lieux publics, ces grandes places grises ceinturées de ruelles sombres, des sous-sols jusqu’à l’épais dôme d’anthracite qui coiffe la cité, quand je laisse mon regard vagabonder au-delà de la Vitre des Choisis, quand j’aperçois, au loin, la bouche des conduits d’aération qui nous permettent de ne pas mourir étouffés comme les rats que nous sommes, je me prends à penser que cette cité est un monstre. Un monstre de métal et de briques, un animal féroce au poil délavé, un vomi de ciment et de béton. Un monstre qui nous a pris, dès la naissance, et nous a forcé à travailler pour lui. Je me prends à penser aux hommes du Niveau X, ceux qui s’autoproclament les Choisis. Ceux qui vivent dans la Tour du centre, ceux qui ne subissent pas l’écrasante présence du dôme d’anthracite.

    Ce sont eux, les bergers. Eux qui gardent le bétail pour le compte du monstre noir et blanc. Je ne connais pas leurs motivations. Je ne les connais même pas. A vrai dire, maintenant que j’y pense, je ne suis même pas sûr de les avoir déjà vus. Et pourtant, je sais qu’ils sont là. Nous le savons tous. Leur présence résonne dans toutes nos ruelles. Leur lumière, plus vive, plus naturelle, nous parvient parfois, tard dans la nuit.

    Bah, la nuit. Comment être sûr que la nuit existe ? Comment savoir si ce n’est pas une de leurs manœuvres ? Ils contrôlent tout. L’air que l’on respire, la lumière qui nous éclaire. Parfois, je me dis qu’il n’y a pas de nuit. Que ce n’est qu’un conte qu’ils ont imaginé pour nous tenir tranquille.

    « Hé ! Toi, là ! Circule ! Tu bouches le chemin ! »

    Le garde m’adresse un regard méprisant. Je me rends compte que, dans ma rêverie, j’ai arrêté de marcher. Le courant des autres gens reprend bien vite ses droits et m’entraîne avec lui. Dans une seule direction. Dans cette ville, il n’y a toujours qu’une direction à suivre. Je serpente entre les ruelles, où deux hommes peuvent se croiser s’ils ne sont pas trop corpulents, et me retrouve, inlassablement, devant les mêmes bâtiments. Comme des dizaines de gens, je pousse la porte du bureau. Comme tous les jours, le plafond, très bas, m’agresse et veut m’écraser.

    Mon patron est un homme du Niveau 7. On ne le voit pas souvent. Comme tous ceux des Niveaux 6 et plus, il ne veut pas se mêler à la populace. Il veut rester « pur ». Quel imbécile. Il a beau habiter dans les niveaux supérieurs, il ne comprend rien. Il se contente de sa ruelle étroite, si se contente du dôme d’anthracite, il s’accommode des gardes et de l’air artificiel, il accepte la lumière des projecteurs… Parce que d’autres vivent plus mal que lui. Il peut accepter tous les mauvais traitements, il peut accepter la vie d’une poule de batterie, à condition que d’autres soient plus mal lotis.

    C’est la ville la coupable. La ville entière est bâtie sur ces piliers nauséabonds. Orgueil, vice, vanité, vacuité. La ville se nourrit de ces abjections, la ville les décuple. Et tous, opprimées par leur vie misérable, aspirent aux niveaux supérieurs. Les plus ambitieux rêvent de marcher parmi les Choisis. Mais ils ne comprennent pas. Ils peuvent bien monter dans les niveaux supérieurs. Ils peuvent bien avoir des appartements moins petits, dans ruelles moins étroites. Ils peuvent bien avoir un peu plus de la lumière fade crachée par les projecteurs. Ils peuvent avoir tout cela en montant les niveaux. Mais ils ne pourront jamais acquérir la Liberté.  Ils continueront à marcher dans des ruelles trop sombres et trop étroites, le dôme d’anthracite demeurera en place, lourd et oppressant, pour leur rappeler leur servitude. Les gardes continueront à les observer d’un air vide. Les rues leur indiqueront toujours une seule et unique voie à suivre : celle de l’obéissance aveugle et irraisonnée.

    Les murs de mon bureau sont trop proches. Le plafond, trop bas. J’étouffe. Je me décide à prendre une pause. Quitter les lieux ne m’apporte aucun réconfort. Même dehors (à condition qu’on puisse parler d’un dehors), les murs sont trop proches. Le dôme est oppressant de noirceur. La ville semble n’avoir été pensée que pour écraser ses habitants. Qui sont les malades qui ont conçu ses plans ? Le souffle court, je me demande comment j’ai pu vivre autant d’années ici. Je ne sais pas trop pourquoi mes parents ont choisi de venir vivre ici. Cette ville est malsaine.

    C’est décidé. Demain, je n’irai pas travailler. Demain, je tenterai une folie…

    ***

    L’articulation mécanique de la voix annonce la station. Les gens se lèvent d’un geste et, dans une valse macabre, sortent du serpent de fer éventré. Pour la première fois, je ne les ai pas suivis. Je suis resté debout, libéré de la cohue. Pour la première fois, je vois les portes du wagon se refermer sur moi. En un coup d’œil, je m’aperçois que je suis seul. Totalement seul dans le wagon. Pris d’une irrésistible envie, je me mets à courir. C’est agréable. Je parcours le wagon en long et en large. Je cours jusqu’à perdre haleine. Enfin ! Enfin, je vis cette sensation enivrante, ce bol d’air bénéfique. Il n’y a plus personne pour me ceinturer. Je suis libre de mes mouvements. Je ne dois plus accélérer ou ralentir pour ne gêner personne. Il n’y a plus le frottement régulier de la petite dame à ma gauche. Je suis seul, et me je sens bien.

    Malgré tout, un malaise subsiste. Avoir goûté à la Liberté, même sous son avatar le plus ténu et le plus fade, me donne envie d’en goûter plus. Je voudrais briser l’oppression des rues. Je voudrais percer le dôme anthracite. Je veux faire voler en éclats la Vitre des Choisis. Je veux la Liberté. Mais je ne l’ai pas. Je ne peux que courir dans un wagon de métro. Courir entre les parois noires des tunnels. Courir dans un tube de métal d’un mètre de large. Dans une cage.

    La voix mécanique annonce une autre sortie. « Niveau X ». Mon cœur s’emballe. Je sais que tous les hommes des Bas Niveaux qui ont tenté de voir le Niveau X ne sont jamais revenus. Mais peu importe. Je veux essayer. Les portes s’ouvrent. Je sors des entrailles du serpent. Je ne sais même pas où je dois aller. Je me contente de longer les murs. Est-ce parce que j’ai abandonné la cohue, ou parce que le Niveau X est plus large, je ne me sens plus écrasé. Je me sens plus à l’aise. Je monte les escaliers. Deux gardes me dévisagent d’un air austère. Ils s’approchent de moi pour me refouler.

    « Laissez donc, messieurs. »

    Un homme, vêtu d’un costume blanc éclatant, le teint légèrement hâlé, la chevelure blonde, monte tranquillement les escaliers derrière moi. A sa vue, les gardes se figent en un garde-à-vous ridicule. L’homme me sourit. Pour la première fois depuis que je suis dans cette ville, je sais que ce sourire est sincère. Franc. C’est un sourire qui respire. C’est un homme du Niveau X. Il s’approche de moi, m’invite à marcher avec lui.

    « Je me demandais combien de temps vous alliez mettre. »

    Je ne comprends pas. Je ne sais pas de quoi il parle. Je ne sais pas pourquoi il me parle. Je lui demande, la voix tremblante, de m’expliquer.

    « Vous allez comprendre. »

    Il parle par énigmes. Je déteste ça. Lentement, nous marchons dans les mêmes ruelles étroites et sales. Le Niveau X ne serait-il qu’une imposture ? Je me sens toujours oppressé. La lumière n’a rien de plus vivant, ici. L’air est toujours artificiel. Je me sens déçu. Profondément. Trompé. Comme si tout ce que j’avais vécu, tout ce que j’avais subi dans l’attente et dans l’espoir d’un jour faire partie du Niveau X n’avait été que mensonge. Le Niveau X n’avait rien du paradis qu’il paraissait être. Je le lui dis. Il me regarde, un fin sourire indulgent sur les lèvres.

    « Vous n’avez pas encore compris, n’est-ce pas ? »

    Alors, doucement, il me désigne le coin d’une ruelle. Nous nous y engageons ensemble. Et je m’arrête, stupéfait. Devant moi, à quelques mètres… La Tour des Choisis. Elle baigne dans une lumière douce et tamisée, comme un phare dans une nuit noire. Alors que mon regard la dévore, caressant ses larges baies vitrées, je me rends compte qu’ici, le dôme n’existe pas. La lumière du Niveau X n’est pas vomie par de grands projecteurs. Elle vient directement du ciel.

    Le ciel. Une étendue bleue. Des nuages blancs. Soudain, je réalise que je n’avais jamais vu le ciel. Le sens les rayons du soleil rebondir sur la Tour et parvenir jusqu’à moi. Une chaleur enivrante m’enlace tout entier. Je remarque alors que la Tour n’a pas de ceinture. Qu’elle n’est pas enfermée, comme le reste de la Cité. Qu’elle est libre, grande, superbe. Je remarque qu’il y a de l’espace. Que je n’étouffe plus. Que je ne suis plus écrasé.

    « Vous comprenez, maintenant ? »

    J’acquiesce. Je commence à voir clair. La ville… C’est un goulag. La ville, c’est une banlieue nauséabonde et disgracieuse, c’est un cloaque populaire, c’est la fosse sceptique de l’humanité. S’y entassent les pires vices, immondices de la personne humaine. S’y agglutinent les ambitieux lâches, les rêveurs inactifs. Les gens y sont des insectes qui s’enferment dans leur vie misérable en blâmant le Niveau X, mais en ne prenant pas la peine de tenter de s’en extirper. Ils s’y complaisent dans leur médiocrité, rejetant les torts sur ceux qui sont de l’autre côté de la Vitre.

    Les Choisis n’ont pas été choisis. Ils se sont choisis. Ils n’ont pas les privilèges qu’ils ont parce qu’ils sont bien nés ou qu’ils ont eu de la chance. Ils sont supérieurs parce qu’ils sont Libres. Alors, je me tourne vers lui, et lui dis :

    « Cette ville… C’est une école de la Liberté. »

    Il sourit. Il sait que j’ai compris.

     

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