• La Lune pleure

     

    Gris. Gris, gris, gris. Le monde est gris.  Noire. Noire, noire, noire. Mon âme est noire. Qui suis-je ? Je suis la ville. La ville qui étend ses tentacules dans les plaines verdoyantes. La ville monochrome, souveraine d’un monde noir et blanc. Avalées, les couleurs, délavées, les nuances. Mon appétit est infini, ma soif intarissable. Je mange le bonheur, j’aspire les couleurs. Bonjour, bonsoir. La lune s’admire dans le miroir. Miroir d’acier, miroir dressé contre les étoiles. Dans un cri surhumain, le ciel s’est déchiré : il s’est promené trop bas, il a frôlé vos toits. Vos tours, sans pitié, l’ont égorgé. Admirez l’agonie du monde que l’on détruit. Personne pour le pleurer : qui oserait s’en soucier ?

     

    Un homme tombe, dans la plus grande indifférence. Honteux, il se relève. Tourne la tête à droite, à gauche. Personne ne l’a vu. Seules quelques taches discrètes témoignent de sa chute. Elles disparaitront. La chute aussi. L’homme s’est remis à marcher. Il marche dans des rues qu’il connait par cœur. Il regarde ses pieds, ne prête pas la moindre attention au monde qui l’entoure. Il croise d’autres gens, bien sûr. Mais il ne les voit même pas. Tous ces autres hommes, toutes ces autres femmes…. Dont il ne sait rien, en somme. Ils ne sont que des fantômes. Des spectres mélancoliques, presqu’invisibles, qui n’ont aucune importance. L’un d’entre eux pourrait tomber ; il ne s’en rendrait pas compte.

    Il est le centre de l’univers. Tout ce qui se passe lui est relié. Il voit avec ses yeux. Il mange avec sa bouche. Il écrit avec ses mains. Avec les siennes, pas celles d’un autre. C’est pour cette raison, et pour cette raison uniquement, que ce qui lui arrive est important. Plus important que tout le reste. Le problème de chauffage de son appartement est plus grave qu’une famine à l’Est. Son rendez-vous chez le dentiste est plus important qu’un sommet des hommes les plus puissants de la planète. La fuite dans sa cave doit être réglée plus vite que les inondations dans un pays lointain. Le monde n’est que le décor d’un roman dont il est le héros.

    Il s’appelle Henri. Il tient une épicerie. Un homme sympathique, amical, toujours de bonne humeur. Ses clients l’adorent. Ses fruits sont toujours frais, son sourire aussi. Des qualités qui ont rendu son acte incompréhensible. Dans son entourage, personne ne s’y attendait. Ses clients se disent surpris, et attristés.

     

    C’est lundi qu’on l’a retrouvé. Il pendait dans sa chambre, au-dessus de son lit. On dit qu’il y est resté tout le week-end. Pauvre homme. Nul ne connait les raisons de son acte. Il n’avait pas de problème financier ; son commerce était prospère. Il n’était pas dépressif. Il venait d’entrer en relation avec une jeune femme. Il était heureux. Il allait être papa. Il était heureux.

     

    C’est lundi qu’on l’a retrouvé. Il pendait dans sa chambre, au-dessus de son lit. On dit qu’il y est resté tout le week-end. La police a enquêté. Aucune trace de sa nouvelle amie. L’inspecteur pense qu’elle l’a tué, et maquillé son crime en suicide. Mais il veut éviter un tollé. Il sait qu’il ne retrouvera pas la fille. Alors, il se tait. Ses hypothèses resteront à jamais prisonnières de sa moustache. Pour tout le monde, Henri, l’épicier de la rue du pré, se sera suicidé vendredi 19 décembre dans la soirée. On l’aura découvert le soir du lundi 22. Affaire classée.

    Tout au plus, Henri occupera une place dans la rubrique nécrologique du journal du quartier. Peut-être un article lui sera-t-il dédié dans le mensuel de son ancienne école. Puis on l’oubliera. Et c’est à ce moment qu’il mourra vraiment. Quand même son fantôme aura cessé de hanter les mémoires de ses proches. Quand il ne sera plus qu’un nom gravé sur une tombe.

     

    Avec lui, c’est tout son univers qui s’est suicidé. Son rendez-vous chez le dentiste, la fuite dans sa cave, et même son problème de chauffage. Avec chaque homme, c’est un monde qui s’éteint. Avec chaque homme, c’est une couleur qui disparaît.

     

    Crunch, crunch. Tant de bonheur, c’est délicieux. Mon noir se fait plus noir, mon blanc plus blanc. Une de mes tentacules glisse sur la campagne. Un homme de moins. Qui suis-je ? Je suis la ville. La ville qui dévore des vies, la vile ville qui mange le bonheur. Je tue chaque jour. Je déguise chaque crime en suicide. Les hommes sont dupes. Crunch crunch. Les plus heureux ne seront pas les plus vieux. Haha ! Nulle victoire contre la reine noire et blanche ! Haha ! La Lune peut s’admirer dans le miroir de mes buildings. Son reflet pâlit. La Lune pleure. La Lune pleure. La mère est morte, et son enfant avec elle. La Lune pleure : elle a perdu.

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  • Commentaires

    1
    Wolforever
    Mercredi 22 Septembre 2010 à 00:02

    Je n'avais aucune idée de l'existance de cette nouvelle qu'encore une fois, et oui je me répète, je qualifierais de magnifique, mais celle-là est particuière, elle beaucoup plus poètique et mélancolique, c'est ce qui la différencie des autres et qui fait son charme...

    2
    Vendredi 24 Septembre 2010 à 08:53

    Franchement, j'adore ce texte, très mélancolique et dotée d'une chute à donner des frissons.

    3
    Mardi 10 Mai 2011 à 10:15

    JE TROUVE CETTE NOUVELLE TELLEMENT REALISTE,J'AI PASSE UN SUPER MOMENT MERCI


    CONTINUE!!!!

    4
    AnoNim
    Vendredi 2 Novembre 2012 à 04:33

    C'est magnifique. 

    Merci ^^ (pour le texte =P)

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