• Noth doit mourir.

    Il est là. Enfin. Il est seul… Tant mieux. Il s’avance, insouciant. Bientôt, il pénètre dans l’auréole d’un lampadaire. Je souris ; c’est bien lui. Comment ne pas le reconnaitre ? Il est tranquille. Il marche dans la nuit, inconscient du danger qui l’entoure tout entier. Mon cœur s’emballe. Je tente de le calmer par une respiration lente et contrôlée. Mes doigts s’agitent malgré moi. Je le sens, dans tout mon corps : la chasse est ouverte.

    D’où vient-elle ? Cette pulsion, qui me hante et me pousse à l’action ? Comment l’expliquer ? Comment moi, qui suis pourtant si humain, puis-je ressentir quelque chose de si… animal ? Pourquoi m’insupporte-t-il à ce point ? Et pourquoi ai-je tant envie de lui faire… mal ? Je ne le hais pas. Je ne le déteste pas. Au contraire, je dirais même que je l’apprécie. Mais c’est plus fort que moi : il faut qu’il souffre. Il faut qu’il hurle. Il faut qu’il supplie.

    « Il faut qu’il meure ». Voilà comment tout à commencé. Un jour de septembre comme un autre. Il faisait froid, il faisait gris. J’étais enfermé chez moi. Je ne voulais voir personne. D’un geste d’une lenteur infinie, j’ai attrapé mon portable qui venait de sonner. J’ai écouté le message qu’on avait laissé. Je n’ai pas su identifier la voix. Je ne saurai peut-être jamais qui c’était. « Noth ne mérite pas de vivre. Il faut qu’il meure ». Je n’ai pas tout de suite compris. J’ai réécouté le message. « Il faut qu’il meure ». J’ai réécouté, encore une fois. Puis une troisième fois. La voix exerce une sorte de fascination sur moi. Plus je l’écoute, et moins je la comprends. Et pourtant, une chose s’impose de plus en plus clairement dans mon esprit : il faut qu’il meure.

    J’ai quitté ma chambre un peu plus tard. Je ne sais plus ce que j’ai fait. Je me souviens juste de pluie, de fleurs et de cette voix dans ma tête, qui répétait inlassablement ces cinq mots : « Il faut qu’il meure ». Sans vraiment m’en rendre compte, j’ai fini dans un taxi, un bouquet de roses sur les genoux. Je me souviens de ce paysage morne et gris, enchevêtrement de boulevards vides et de ruelles noires, vomi de buildings, insulte de béton et de pluie. Puis la voiture s’est arrêtée. Je suis descendu, j’ai payé le chauffeur, et il est parti sans un mot. Je l’ai regardé jusqu’à ce que ses phares ne deviennent que deux taches blanches de la jungle de la ville, disparaissant de mon esprit dès qu’ils eurent quitté mon champ de vision. Encore un homme que je croise, que je regarde, et qui disparait de ma vie sans y laisser de trace. Encore un anonyme, qui est pourtant le centre de son univers. Encore un homme qui mourra en silence, dans la plus grande indifférence.
    J’ai baissé les yeux sur le bouquet. Des roses. Vingt-deux roses. Je ne savais pas pourquoi je les avais achetées. Elles étaient rouges. J’ai souri. Un sourire triste, sans vie, sans énergie. Un bouquet de vingt-deux roses…

    Il sait que je suis là. Il ne m’a pas vu, mais il a senti ma présence. Il n’est pas à l’aise ; il se méfie. Ses yeux roulent dans ses orbites, balayant toute la ruelle du regard. Sa marche s’est fait moins assurée, mais plus rapide. Il ne s’éloigne plus des lampadaires. La lumière le rassure. Soudain, il s’arrête, se penche, et ramasse une rose.

    Vingt-et-une.

    La présence de cette rose, là, abandonnée en plein centre-ville l’intrigue. Et l’inquiète. Peu à peu, il comprend la situation. Peu à peu, pas à pas, il entre dans le jeu. Un jeu macabre, un jeu mortel… Mais un jeu malgré tout. Il ne connaît pas les règles, mais il sait qu’une fois chez lui, il aura gagné. Il accélère. C’est un jeu auquel il ne veut pas perdre. Les ténèbres autour de lui se font plus noires. Plus oppressantes. Il sait qu’il doit les franchir, jusqu’au prochain lampadaire. Il respire profondément, tente de se calmer, se dit qu’il a trop d’imagination, et repart. Mais là, dans l’îlot de lumière du lampadaire… deux roses.

    Dix-neuf.

    Il ramasse les deux roses. L’une d’elle lui entaille le pouce. Il ne s’en rend même pas compte. Il en est sûr maintenant : ce n’est qu’un jeu. Il garde les roses en main. Il se met à courir, sans prendre garde à l’endroit où il va. Sur son chemin, il trouve trois roses.

    Seize.

    Je le regarde, amusé. J’ai toujours un coup d’avance. Et dans ma tête, la voix continue sa psalmodie : « Il faut qu’il meure ». Ne t’inquiète pas, mystérieux appelant. Il mourra. Sur son chemin, il trouve quatre roses.

    Douze.

    Dans son regard, je peux lire la peur qui l’envahit petit à petit. Il a maintenant compris que quoiqu’il tente, je laisserai des roses sur son chemin. Il a abandonné l’idée de rentrer chez lui. Il court, sans réfléchir, sans regarder où il va. Il n’a qu’une idée en tête : m’échapper. Je n’ai qu’une idée en tête : le tuer. Il s’arrête brusquement. Ila vu les roses. Les cinq roses. Il les ramasse, puis se remet à courir. Dans sa course, il laisse couler des larmes.

    Sept.

    Il tourne à droite. Puis à gauche. Et de nouveau à droite. Il cherche à me semer. Et il sait que c’est inutile. Il emprunte des ruelles méconnues, des chemins discrets. Il est seul, il est terrorisé. Et il est petit, tout petit, dans les ténèbres. Il tourne à droite, et espère ne pas tomber sur… Six roses.

    Une.

    Il continue à courir, complètement paniqué. Soudain, il s’arrête. Ses pas l’ont mené dans une impasse. Il se retourne, cherche à fuir… Mais il est trop tard. Je suis là, une rose à la main. Une rose noire. Il me toise, ses yeux cherchent un peu d’humanité dans les miens. Mais il n’y en a plus. Il n’y a plus que les mots qui résonnent encore et toujours dans ma tête. A bout de souffle, il se met à crier.

    « Pourquoi ? hurle-t-il. Que t’ai-je fait ? Pourquoi ? »

    Je le regarde. Je souris. Je m’approche, et lui tend la dernière rose, qu’il s’empresse de saisir. Les épines de la fleur s’enfoncent dans sa paume. Mais ça n’a plus d’importance. Il veut des réponses. Je n’en ai pas à lui fournir.

    « Noth ne mérite pas de vivre, lui dis-je. Il faut qu’il meure. »

    Il me regarde comme une bête regarde l’homme qui va l’abattre. Puis ses yeux se voilent. Il tombe à genoux. Il ne comprend pas ce qui lui arrive. Il voit flou. Il ne sent presque pas l’impact de sa tête sur le sol. Il est maintenant à terre, agité de spasmes. Je me penche sur lui.

    « Je ne sais pas, Noth. Je ne sais pas. »

    La douleur qu’il ressent est indescriptible. Elle dépasse l’imagination des plus grands psychopathes. Il n’entend plus, ne voit plus, ne bouge plus… Il n’est plus un homme, il n’est qu’un tas de chair déchirée par une douleur qu’il ne ressent pas seulement dans son corps, mais aussi dans son âme. On l’écartèle. On le brûle vif. On le pend. On le guillotine. On le fusille. Tout ça à la fois.

    Zéro.

    Je me relève, contemple une dernière fois l’agonie de Noth, puis m’en vais. Je sens un petit flacon dans ma poche. Du poison. Quand en ai-je enduit les épines des roses ? Je ne sais plus.

    Noth est mort. La nouvelle me choque. Je ne le connaissais pas bien, mais je l’appréciais. La police dit qu’il a été tué. Je me demande par qui.

    Dans ma tête, une voix résonne. « Il le fallait ».

    Prologue - Prophéties »

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  • Commentaires

    1
    Wolforever
    Mercredi 22 Septembre 2010 à 00:07

    Un meurtrier, une victime, Vingt et une roses, un schizophrène...

    Zéro souvenir.

    Ou comment un meurtre peut paraître classe.

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