•  

    Je rentre chez moi, car je suis seul. Sur mon lit, je pleure. Abandonné. Rejeté. Le silence est mon unique allié. Je pleure, le monde est indifférent. Ma chambre est vide, noire. Dehors, une sirène lointaine se fait entendre. Elle brise mon silence. Puis le calme revient. Je suis seul. Oublié, ignoré. Les larmes coulent en silence. Depuis que tu es morte, ma vie n’est plus qu’un désert, immensité aride. Nulle joie, nul bonheur. Juste une solitude, noire et écrasante. Plus rien ne m’amuse, plus rien ne me plaît. Je suis seul, je pleure. Avec toi, c’est un peu de moi qu’on a mis sous terre. La lumière du soleil est devenue brûlure. L’air est devenu glace dans mes poumons. Le bonheur n’est plus qu’une lame chauffée à vif qui me transperce le cœur.

    Une sonate s’échappe d’un piano. La musique m’assaille, m’écrase, m’oppresse. J’étouffe. La mélodie m’étrangle, je sens ses mains serrer mon cou. C’est elle qui me tue, le piano est mon meurtrier.

    Enfin, la musique s’arrête. Je respire à nouveau. Ma chambre me semble soudain bien petite. Je regarde ce que je suis devenu. Tu ne m’aurais pas reconnu. Je suis seul, je pleure. Je me lève, fais quelques pas. J’ouvre la fenêtre. Il fait beau. La brûlure du soleil est redevenue caresse. La glace dans mes poumons a fondu. Mais la lame continue à s’enfoncer dans mon cœur. Par la fenêtre, je vois le ciel, la ville. Là, un arbre me tend la main. Les oiseaux m’invitent à sortir en sifflant. Des gens marchent dans la rue. Une mère rit avec son fils. Leur bonheur me tue. Leur bonheur me rappelle celui que j’ai perdu.

    Je respire. Je souffre encore, mais pour la première fois depuis des mois, je respire. Pour la première fois depuis ta mort, je vis. Ma vie est fade, sans goût et triste, mais c’est une vie quand même. Une vie meurtrière, une vie criminelle, mais une vie.

    Meurtrier. Assassin. Matricide. Voilà ce que je suis à leurs yeux. Un monstre, pas un homme. Inhumain. Incompréhensible. Je suis une bête de foire, un cas particulier. Je suis tout, mais je ne suis plus rien. Et sûrement pas un homme. Quel homme tuerait sa mère ?

    Moi. J’ai tué. Suis-je toujours un homme ? Je ne sais pas. Je referme la fenêtre. Tu ne reviendras pas. Je me couche sur mon lit. Je suis seul, je pleure. En relevant la tête, je vois ta photo. Tu me souris. Je t’aime. Je te vois, mais tu es morte. Je le sais, je suis ton assassin.

    C’était un lundi. Un lundi de juillet. Il faisait beau. Tu étais dans le jardin. Papa n’était pas là. Je t’ai apporté à boire. Tu as bu, tu es morte. Le poison a été rapide. J’aime me dire que tu n’as pas souffert.

    Pas comme moi. Te donner la mort m’a fait souffrir. Beaucoup. Je souffre encore. Pourquoi ? Pourquoi es-tu morte ?

    Une note résonne dans le vide de mes pensées. Le cessez-le-feu du piano touche à sa fin. Bientôt, des doigts inconnus appuieront sur ses touches noires et blanches. Des centaines de notes attendront mes oreilles. Autant de balles qui atteindront mon cœur. Ça y est. La musique reprend. M’assomme. Me tue. Elle me frappe, m’insulte. Assassin, meurtrier. Matricide. Elle me frappe, frappe encore, me rabâche sans cesse ces mots. Matricide. Monstre. Inhumain. Ses coups se font plus sévères. A bout de souffle, je m’installe sur mon lit.

    A la fin de la sonate, je ne respire plus. La musique m’a purifié. Et m’a tué. Lorsqu’on me retrouve, mort, je souris.


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  • Il y a des gens que, pour une raison que j’ignore totalement et qui me dépasse, je n’arrive pas à trouver sympathiques. Quoi qu’ils fassent, quoi qu’ils disent, je ne parviens pas à les apprécier, à me dire qu’ils feraient de bons amis. C’est le cas avec Jérôme Montgomery. C’est un collège de bureau. Un type brillant, je ne dirai pas le contraire. Mais un type qui n’attire pas la sympathie. Je serais bien incapable d’expliquer pourquoi. Depuis qu’il est entré dans mon bureau, il y a quelques mois, en me disant que désormais, on bosserait ensemble, je lui ai voué une profonde indifférence. C’est assez étrange et difficile à expliquer, mais Jérôme n’éveille en moi aucun sentiment. Je ne l’aime pas, je ne l’apprécie pas, mais je ne le déteste pas non plus. Il m’est complètement égal. On pourrait croire que je le trouve antipathique. Ce serait se tromper. Je conçois que c’est difficile à comprendre, mais lorsque je pense à Jérôme, dans mon esprit, il n’y a… Rien. Pas de souvenir marquant, pas d’anecdote à raconter. Jérôme est un fantôme. Jérôme est une ombre.

    J’ai pensé qu’il était indispensable de commencer mon histoire par cette précision. Au moment où Jérôme est entré dans mon bureau, malgré toute l’indifférence que j’avais pour lui, j’ignorais totalement qu’il allait changer ma vie.

    J’étais assis derrière mon bureau, totalement absorbé par les données qui s’affichaient sur mon écran. La teinte verte de l’écran-hologramme commençait à me donner la migraine, c’est pourquoi je fus heureux de pouvoir le faire disparaître lorsqu’on frappa à ma porte. Dans un soupir, j’intimai l’ordre d’entrer à mon visiteur. Un homme en smoking brun et aux tempes grises est entré. Il sentait le tabac et l’eau de Cologne. Il devait avoir le double de mon âge. Je l’ai détaillé du regard pendant qu’il s’approchait d’une démarche chaloupée. Il boitait. Visiblement, il s’était blessé à la jambe gauche. Ce constat ne provoqua en moi ni pitié ni curiosité. Je m’en rendrais compte plus tard, mais je ne pouvais rien éprouver pour cet homme.

    « Gustave Charbonneau ? me demanda-t-il. Je suis Jérôme Montgomery. Désormais, nous travaillerons ensemble. Instructions du patron. »

    Je me souviens l’avoir longtemps dévisagé. Il n’a pas tressailli sous le poids de mon regard inquisiteur. D’un geste discret, je l’ai invité à s’asseoir face à moi, et, d’un simple contact avec la surface brillante de mon bureau, j’ai fait réapparaître mon écran vert. Il s’est tout de suite intéressé à ce qu’il voyait. J’ai passé le reste de l’après-midi à lui expliquer notre rôle dans la régulation de la téléportation. Il a tout de suite compris les dangers de la téléportation illégale. Un type brillant. Mais pas attachant.

    Au moment où j’ai rencontré Jérôme, j’étais Capitaine de la Division de Contrôle des Transports Ultra-rapides, et j’étais spécialisé dans la Répression de la Téléportation Illégale. La téléportation avait longtemps été le rêve de l’humanité et, depuis une cinquantaine d’années, le rêve était devenu réalité. « Distance » était un mot qui ne signifiait plus rien pour l’homme. Enfin, il était libre de se rendre d’un bout à l’autre de la planète en quelques minutes. Les compagnies aériennes firent faillite. Les constructeurs automobiles se retrouvèrent sur la paille. Comment pouvaient-ils lutter contre pareil ennemi ? Les aéroports furent détruits, et sur leurs ruines on battit des quartiers résidentiels de luxe. Les usines de montage furent réaffectées. Plus une voiture n’en sortit.

    Mais la téléportation pour tous amena le chaos : les assassins tuaient leurs victimes et disparaissaient instantanément aux Etats-Unis. Les voleurs prenaient la fuite plus vite que jamais. La contrebande attint des proportions inédites. Les trafiquants de drogue n’étaient jamais arrêtés. Il suffisait alors de quelques minutes pour commettre un crime à l’autre bout de la planète. C’est pourquoi les dirigeants de Trois Puissances décidèrent de réglementer sur utilisation. Les bornes de téléportation privées furent interdites. Leur production cessa. On créa de grandes Télégares et confia leur gestion à la Société Mondiale de Téléportation. L’Europe fonda la Brigade de Répression de la Téléportation Illégale, dans laquelle je me suis engagé sans hésiter.

    A cause d’une histoire idiote, en plus. Quand j’étais plus jeune, je dirais même quand j’avais 5 ans, un cambrioleur est passé par la maison de mes parents. Il a emporté tout ce qui pouvait avoir de la valeur. Y compris un ours en peluche qui avait appartenu à mon arrière-arrière-grand-père. Une pièce de collection, mais qui n’était pour moi qu’un doudou. Le voleur s’est sauvé avec son butin en utilisant le terminal de téléportation de la maison. Depuis, je voue une haine tenace à ces engins privés.

    Mais il y eut une autre histoire, plus douloureuse. Celle d’un meurtre. J’avais seize ans quand mon père surprit ma mère et son amant à la maison. Il était rentré plus tôt que d’habitude, et, à cause de ce foutu terminal de téléportation, était passé inaperçu. Il voulait faire une surprise à ma mère, il lui avait acheté un bouquet de fleurs. Pas de vraies fleurs, bien sûr, car elles étaient bien trop rares et coûtaient bien trop cher. Il est monté dans la chambre, et c’est là qu’il les a trouvés. Encore aujourd’hui, j’ignore ce qu’il s’est passé exactement. Toujours est-il que mon père a quitté précipitamment la maison et a disparut dans le terminal, laissant dans la chambre deux cadavres ensanglantés. Je ne l’ai plus jamais revu. A part à la télévision. Il fut retrouvé, arrêté, et jugé. Les autorités ne dévoilèrent jamais la peine décidée, mais tout le monde savait qu’il avait été mis à mort.

    Après ces deux incidents, je décidai de passer ma vie à lutter contre ce genre de crimes. Et la meilleure façon était pour moi de m’assurer qu’aucun terminal de téléportation n’était utilisé illégalement. Car c’était la cause de mes malheurs, j’en suis, aujourd’hui encore, persuadé. Sans ces maudits terminaux, jamais le cambrioleur n’aurait emporté mon ours en peluche. Sans ces terminaux, mon père ne serait pas rentré si tôt à la maison… Très vite, de par mon zèle, je fus remarqué par mes supérieurs. Et, en quelques années, je me retrouvai à la tête d’une Division de Contrôle. C’est dans ce cadre que je fus amené à travailler avec Jérôme.

    C’était un excellent élément, il agissait toujours après mûre réflexion ; il conservait aussi une forme athlétique malgré ses 61 ans. Il m’avait aidé sur un nombre incalculable de dossiers, et il en avait bouclés certains seuls. Dans ces circonstances, et avec n’importe qui d’autre, j’aurais tissé des liens de profonde amitié. Mais pas avec Jérôme. Il avait beau être un des meilleurs éléments que je n’avais jamais eu, je ne parvenais pas à éprouver quoi que ce soit à son sujet. Ce fut d’ailleurs le sujet de notre dernière conversation.

    Comme à mon habitude, j’étais assis derrière mon bureau, le regard absorbé par ce qu’il se passait sur mon écran. Jérôme est entré, l’air grave. De son pas boitillant, il s’est approché du bureau. Il est resté debout, et m’a dévisagé d’un air grave.

    « Dis-moi, Gustave… Je peux te poser une question ?
    - Bien sûr, lui ai-je répondu en levant les yeux de mon écran, sentant un soupçon d’anxiété dans sa voix.
    - Que penses-tu de moi, exactement ? »

    J’ai trouvé sa question très étrange, ma je voyais bien qu’il attendait une réponse sérieuse. Alors, je lui ai répondu.

    « Tu es un excellent élément, et…
    - Pas comme ça. Je voulais dire : que ressens-tu pour moi ? »

    Je ne lui ai, cette fois, pas répondu tout de suite. Il a dû se douter que mon cœur s’accélérait. Je ne savais pas vraiment quoi lui répondre. Je ne ressentais rien pour lui. Pas le moindre petit sentiment. Pas d’amour, pas de haine. Pas d’amitié, pas de dégoût, rien. Mon silence a dû lui peser, parce qu’il reprit la parole :

    « Tu ne ressens rien, n’est-ce pas ? Tu te dis que tu devrais, depuis le temps qu’on travaille ensemble. Tu te demandes pourquoi tu ne parviens ni à m’aimer, ni à me détester… N’est-ce pas ?
    - Oui. »

    C’est la seule réponse que j’ai été capable de lui donner. Il a sourit, puis a quitté mon bureau en silence. Une heure plus tard, le Département des Cadavres m’appelait : on l’avait retrouvé mort.
    Jérôme Montgomery s’était suicidé. Un inspecteur m’interrogea pour connaître les raisons de son acte. Notre dernière discussion l’intéressa beaucoup. Alors qu’il allait s’en aller, un de ses policiers est entré.

    « Chef ? Les fichiers du Département Identitaires sont formels. Notre suicidé a une fausse identité. Le vrai Jérôme Montgomery est mort de noyade en 1987. Il y a plus de 500 ans, chef. Ce qui veut dire que notre homme…
    - Est un Effacé, termina l’inspecteur. Merci, Dubois. »

    L’inspecteur se tourna vers moi. Il perçut ma question muette. Je n’avais jamais entendu parler des Effacés.

    « Les Effacés sont des gens à qui la justice fournit une nouvelle identité, parfois celle d'un mort d'un siècle passé, pour diverses raisons. Il y a des réfugiés politiques, des personnes célèbres en quête de tranquillité, et même des criminels ayant été condamnés à l’Effacement.
    - L’Effacement ?
    -Une peine plus cruelle que la mort. Officiellement, on inflige l’Effacement aux responsables de crimes passionnels. D’après la justice, ça permet leur réinsertion dans la Société, sous une nouvelle identité, mais privés de tout sentiments. Pour qu’ils ne puissent plus se laisser guider par leurs impulsions.
    - Comment ça, privés de tout sentiments ?
    - C’est compliqué. Mais de nos jours, certains criminels sont condamnés au vide sentimental. Je ne sais pas exactement comment, mais on s’arrange pour qu’ils ne ressentent plus de sentiment. Et pour que plus personne n’en ressente pour eux. »

    Sur ce, l’inspecteur s’est levé, et dirigé vers la porte. J’étais abasourdi. Jérôme, avec qui je travaillais depuis plusieurs années, était un Effacé ? Cela expliquerait l’absence totale de sentiment que j’avais pour lui. Mais cela signifiait qu’il avait peut-être été un criminel. Et j’ignorais sa véritable identité.

    « Inspecteur ? Lorsque vous aurez découvert l’identité de Jérôme, vous m’en ferez part ? »

    L’inspecteur acquiesça, puis quitta mon bureau, me laissant seul avec mes pensées.


    Voilà une semaine que l’inspecteur a quitté mon bureau. Moi, je suis toujours assis sur la même chaise. Je n’ai pas arrêté de penser à Jérôme. Qui peut-il être ? Qu’a-t-il fait pour mériter un sort pareil ? Souvent, je m’imagine à sa place : je pense que je préfèrerais mourir plutôt que de n’être plus que l’ombre d’un homme. L’inspecteur avait raison : l’Effacement est un sort pire que la mort. L’apparition sur mon écran d’une enveloppe me tire de mes pensées. J’ai reçu un message. Avec nonchalance, je l’ouvre.

    « Monsieur Charbonneau,
    Le Département de l’Identité est parvenu à retrouver le vrai nom de Jérôme Montgomery.
    Il s’appelait Dorian Charbonneau (sûrement un homonyme), et a été condamné à l’Effacement pour le meurtre de sa femme de son amant.
    Veuillez agréer, Monsieur, mes salutations les plus cordiales.
    Fred Dutronc »

    Je lève les yeux, incapable de pleurer.


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    Gris. Gris, gris, gris. Le monde est gris.  Noire. Noire, noire, noire. Mon âme est noire. Qui suis-je ? Je suis la ville. La ville qui étend ses tentacules dans les plaines verdoyantes. La ville monochrome, souveraine d’un monde noir et blanc. Avalées, les couleurs, délavées, les nuances. Mon appétit est infini, ma soif intarissable. Je mange le bonheur, j’aspire les couleurs. Bonjour, bonsoir. La lune s’admire dans le miroir. Miroir d’acier, miroir dressé contre les étoiles. Dans un cri surhumain, le ciel s’est déchiré : il s’est promené trop bas, il a frôlé vos toits. Vos tours, sans pitié, l’ont égorgé. Admirez l’agonie du monde que l’on détruit. Personne pour le pleurer : qui oserait s’en soucier ?

     

    Un homme tombe, dans la plus grande indifférence. Honteux, il se relève. Tourne la tête à droite, à gauche. Personne ne l’a vu. Seules quelques taches discrètes témoignent de sa chute. Elles disparaitront. La chute aussi. L’homme s’est remis à marcher. Il marche dans des rues qu’il connait par cœur. Il regarde ses pieds, ne prête pas la moindre attention au monde qui l’entoure. Il croise d’autres gens, bien sûr. Mais il ne les voit même pas. Tous ces autres hommes, toutes ces autres femmes…. Dont il ne sait rien, en somme. Ils ne sont que des fantômes. Des spectres mélancoliques, presqu’invisibles, qui n’ont aucune importance. L’un d’entre eux pourrait tomber ; il ne s’en rendrait pas compte.

    Il est le centre de l’univers. Tout ce qui se passe lui est relié. Il voit avec ses yeux. Il mange avec sa bouche. Il écrit avec ses mains. Avec les siennes, pas celles d’un autre. C’est pour cette raison, et pour cette raison uniquement, que ce qui lui arrive est important. Plus important que tout le reste. Le problème de chauffage de son appartement est plus grave qu’une famine à l’Est. Son rendez-vous chez le dentiste est plus important qu’un sommet des hommes les plus puissants de la planète. La fuite dans sa cave doit être réglée plus vite que les inondations dans un pays lointain. Le monde n’est que le décor d’un roman dont il est le héros.

    Il s’appelle Henri. Il tient une épicerie. Un homme sympathique, amical, toujours de bonne humeur. Ses clients l’adorent. Ses fruits sont toujours frais, son sourire aussi. Des qualités qui ont rendu son acte incompréhensible. Dans son entourage, personne ne s’y attendait. Ses clients se disent surpris, et attristés.

     

    C’est lundi qu’on l’a retrouvé. Il pendait dans sa chambre, au-dessus de son lit. On dit qu’il y est resté tout le week-end. Pauvre homme. Nul ne connait les raisons de son acte. Il n’avait pas de problème financier ; son commerce était prospère. Il n’était pas dépressif. Il venait d’entrer en relation avec une jeune femme. Il était heureux. Il allait être papa. Il était heureux.

     

    C’est lundi qu’on l’a retrouvé. Il pendait dans sa chambre, au-dessus de son lit. On dit qu’il y est resté tout le week-end. La police a enquêté. Aucune trace de sa nouvelle amie. L’inspecteur pense qu’elle l’a tué, et maquillé son crime en suicide. Mais il veut éviter un tollé. Il sait qu’il ne retrouvera pas la fille. Alors, il se tait. Ses hypothèses resteront à jamais prisonnières de sa moustache. Pour tout le monde, Henri, l’épicier de la rue du pré, se sera suicidé vendredi 19 décembre dans la soirée. On l’aura découvert le soir du lundi 22. Affaire classée.

    Tout au plus, Henri occupera une place dans la rubrique nécrologique du journal du quartier. Peut-être un article lui sera-t-il dédié dans le mensuel de son ancienne école. Puis on l’oubliera. Et c’est à ce moment qu’il mourra vraiment. Quand même son fantôme aura cessé de hanter les mémoires de ses proches. Quand il ne sera plus qu’un nom gravé sur une tombe.

     

    Avec lui, c’est tout son univers qui s’est suicidé. Son rendez-vous chez le dentiste, la fuite dans sa cave, et même son problème de chauffage. Avec chaque homme, c’est un monde qui s’éteint. Avec chaque homme, c’est une couleur qui disparaît.

     

    Crunch, crunch. Tant de bonheur, c’est délicieux. Mon noir se fait plus noir, mon blanc plus blanc. Une de mes tentacules glisse sur la campagne. Un homme de moins. Qui suis-je ? Je suis la ville. La ville qui dévore des vies, la vile ville qui mange le bonheur. Je tue chaque jour. Je déguise chaque crime en suicide. Les hommes sont dupes. Crunch crunch. Les plus heureux ne seront pas les plus vieux. Haha ! Nulle victoire contre la reine noire et blanche ! Haha ! La Lune peut s’admirer dans le miroir de mes buildings. Son reflet pâlit. La Lune pleure. La Lune pleure. La mère est morte, et son enfant avec elle. La Lune pleure : elle a perdu.


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  • Il est là. Enfin. Il est seul… Tant mieux. Il s’avance, insouciant. Bientôt, il pénètre dans l’auréole d’un lampadaire. Je souris ; c’est bien lui. Comment ne pas le reconnaitre ? Il est tranquille. Il marche dans la nuit, inconscient du danger qui l’entoure tout entier. Mon cœur s’emballe. Je tente de le calmer par une respiration lente et contrôlée. Mes doigts s’agitent malgré moi. Je le sens, dans tout mon corps : la chasse est ouverte.

    D’où vient-elle ? Cette pulsion, qui me hante et me pousse à l’action ? Comment l’expliquer ? Comment moi, qui suis pourtant si humain, puis-je ressentir quelque chose de si… animal ? Pourquoi m’insupporte-t-il à ce point ? Et pourquoi ai-je tant envie de lui faire… mal ? Je ne le hais pas. Je ne le déteste pas. Au contraire, je dirais même que je l’apprécie. Mais c’est plus fort que moi : il faut qu’il souffre. Il faut qu’il hurle. Il faut qu’il supplie.

    « Il faut qu’il meure ». Voilà comment tout à commencé. Un jour de septembre comme un autre. Il faisait froid, il faisait gris. J’étais enfermé chez moi. Je ne voulais voir personne. D’un geste d’une lenteur infinie, j’ai attrapé mon portable qui venait de sonner. J’ai écouté le message qu’on avait laissé. Je n’ai pas su identifier la voix. Je ne saurai peut-être jamais qui c’était. « Noth ne mérite pas de vivre. Il faut qu’il meure ». Je n’ai pas tout de suite compris. J’ai réécouté le message. « Il faut qu’il meure ». J’ai réécouté, encore une fois. Puis une troisième fois. La voix exerce une sorte de fascination sur moi. Plus je l’écoute, et moins je la comprends. Et pourtant, une chose s’impose de plus en plus clairement dans mon esprit : il faut qu’il meure.

    J’ai quitté ma chambre un peu plus tard. Je ne sais plus ce que j’ai fait. Je me souviens juste de pluie, de fleurs et de cette voix dans ma tête, qui répétait inlassablement ces cinq mots : « Il faut qu’il meure ». Sans vraiment m’en rendre compte, j’ai fini dans un taxi, un bouquet de roses sur les genoux. Je me souviens de ce paysage morne et gris, enchevêtrement de boulevards vides et de ruelles noires, vomi de buildings, insulte de béton et de pluie. Puis la voiture s’est arrêtée. Je suis descendu, j’ai payé le chauffeur, et il est parti sans un mot. Je l’ai regardé jusqu’à ce que ses phares ne deviennent que deux taches blanches de la jungle de la ville, disparaissant de mon esprit dès qu’ils eurent quitté mon champ de vision. Encore un homme que je croise, que je regarde, et qui disparait de ma vie sans y laisser de trace. Encore un anonyme, qui est pourtant le centre de son univers. Encore un homme qui mourra en silence, dans la plus grande indifférence.
    J’ai baissé les yeux sur le bouquet. Des roses. Vingt-deux roses. Je ne savais pas pourquoi je les avais achetées. Elles étaient rouges. J’ai souri. Un sourire triste, sans vie, sans énergie. Un bouquet de vingt-deux roses…

    Il sait que je suis là. Il ne m’a pas vu, mais il a senti ma présence. Il n’est pas à l’aise ; il se méfie. Ses yeux roulent dans ses orbites, balayant toute la ruelle du regard. Sa marche s’est fait moins assurée, mais plus rapide. Il ne s’éloigne plus des lampadaires. La lumière le rassure. Soudain, il s’arrête, se penche, et ramasse une rose.

    Vingt-et-une.

    La présence de cette rose, là, abandonnée en plein centre-ville l’intrigue. Et l’inquiète. Peu à peu, il comprend la situation. Peu à peu, pas à pas, il entre dans le jeu. Un jeu macabre, un jeu mortel… Mais un jeu malgré tout. Il ne connaît pas les règles, mais il sait qu’une fois chez lui, il aura gagné. Il accélère. C’est un jeu auquel il ne veut pas perdre. Les ténèbres autour de lui se font plus noires. Plus oppressantes. Il sait qu’il doit les franchir, jusqu’au prochain lampadaire. Il respire profondément, tente de se calmer, se dit qu’il a trop d’imagination, et repart. Mais là, dans l’îlot de lumière du lampadaire… deux roses.

    Dix-neuf.

    Il ramasse les deux roses. L’une d’elle lui entaille le pouce. Il ne s’en rend même pas compte. Il en est sûr maintenant : ce n’est qu’un jeu. Il garde les roses en main. Il se met à courir, sans prendre garde à l’endroit où il va. Sur son chemin, il trouve trois roses.

    Seize.

    Je le regarde, amusé. J’ai toujours un coup d’avance. Et dans ma tête, la voix continue sa psalmodie : « Il faut qu’il meure ». Ne t’inquiète pas, mystérieux appelant. Il mourra. Sur son chemin, il trouve quatre roses.

    Douze.

    Dans son regard, je peux lire la peur qui l’envahit petit à petit. Il a maintenant compris que quoiqu’il tente, je laisserai des roses sur son chemin. Il a abandonné l’idée de rentrer chez lui. Il court, sans réfléchir, sans regarder où il va. Il n’a qu’une idée en tête : m’échapper. Je n’ai qu’une idée en tête : le tuer. Il s’arrête brusquement. Ila vu les roses. Les cinq roses. Il les ramasse, puis se remet à courir. Dans sa course, il laisse couler des larmes.

    Sept.

    Il tourne à droite. Puis à gauche. Et de nouveau à droite. Il cherche à me semer. Et il sait que c’est inutile. Il emprunte des ruelles méconnues, des chemins discrets. Il est seul, il est terrorisé. Et il est petit, tout petit, dans les ténèbres. Il tourne à droite, et espère ne pas tomber sur… Six roses.

    Une.

    Il continue à courir, complètement paniqué. Soudain, il s’arrête. Ses pas l’ont mené dans une impasse. Il se retourne, cherche à fuir… Mais il est trop tard. Je suis là, une rose à la main. Une rose noire. Il me toise, ses yeux cherchent un peu d’humanité dans les miens. Mais il n’y en a plus. Il n’y a plus que les mots qui résonnent encore et toujours dans ma tête. A bout de souffle, il se met à crier.

    « Pourquoi ? hurle-t-il. Que t’ai-je fait ? Pourquoi ? »

    Je le regarde. Je souris. Je m’approche, et lui tend la dernière rose, qu’il s’empresse de saisir. Les épines de la fleur s’enfoncent dans sa paume. Mais ça n’a plus d’importance. Il veut des réponses. Je n’en ai pas à lui fournir.

    « Noth ne mérite pas de vivre, lui dis-je. Il faut qu’il meure. »

    Il me regarde comme une bête regarde l’homme qui va l’abattre. Puis ses yeux se voilent. Il tombe à genoux. Il ne comprend pas ce qui lui arrive. Il voit flou. Il ne sent presque pas l’impact de sa tête sur le sol. Il est maintenant à terre, agité de spasmes. Je me penche sur lui.

    « Je ne sais pas, Noth. Je ne sais pas. »

    La douleur qu’il ressent est indescriptible. Elle dépasse l’imagination des plus grands psychopathes. Il n’entend plus, ne voit plus, ne bouge plus… Il n’est plus un homme, il n’est qu’un tas de chair déchirée par une douleur qu’il ne ressent pas seulement dans son corps, mais aussi dans son âme. On l’écartèle. On le brûle vif. On le pend. On le guillotine. On le fusille. Tout ça à la fois.

    Zéro.

    Je me relève, contemple une dernière fois l’agonie de Noth, puis m’en vais. Je sens un petit flacon dans ma poche. Du poison. Quand en ai-je enduit les épines des roses ? Je ne sais plus.

    Noth est mort. La nouvelle me choque. Je ne le connaissais pas bien, mais je l’appréciais. La police dit qu’il a été tué. Je me demande par qui.

    Dans ma tête, une voix résonne. « Il le fallait ».


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