• Révisons la démocratie.

    Belgian Constitution. Serious Business

    En ce moment, la Belgique est secouée par deux drames : de l’un, on parle beaucoup. 28 personnes ont trouvé la mort dans un accident de car en Suisse. Parmi les victimes, 22 enfants. C’est tragique, certes. Et c’est pour cela que les média ne parlent plus que de ça. Cela fait la une des journaux depuis trois jours. Mais ce n’est pas ce drame-là et sa surmédiatisation dont je veux parler ; je vous renvoie pour cela au billet d’humeur d’un ami, qui résume fort bien mon sentiment. Moi, je veux parler d’un drame qui a lieu dans l’ombre. Un drame démocratique (d’accord, l’hyperbole n’est pas nécessaire, mais ça rend les choses plus classe) dont on ne parle finalement que très peu, peut-être à cause de la technicité du sujet : la Chambre des Représentants a voté la révision de l’article 195 de la Constitution. Pour bien comprendre les tenants et aboutissants de cette révision, je vais commencer par une introduction sur la Constitution elle-même, puis sur le fameux article 195.

    La Constitution, késako ?

    Qu’est-ce que la Constitution ? Les gens parlent parfois de ce texte nébuleux, surtout connu, pour certains, parce que le mot le plus long de la langue française serait anticonstitutionnellement. Mais quand on leur demande de définir la Constitution, les gens ont plus de mal. « C’est un truc de juriste, vous savez. »

    La Constitution, c’est le texte fondamental qui pose les bases de l’état belge. Elle en décrit les formes, définit les pouvoirs, les droits fondamentaux des citoyens. C’est la Constitution qui fonde tous les pouvoirs, qui définit et limite les prérogatives du Roi, des Chambres, etc. Elle règle les rapports entre gouvernants et gouvernés. Bref, la Constitution, c’est la charpente de l’État, le B.A.-BA  du droit public.

    Pas étonnant, dès lors, que les débats sur la nécessité de voir apparaître une Constitution aient secoué la Révolution Française, ou que, dès 1830-31, les Congressistes belges se soient donné comme première tâche la rédaction de ce texte fondamental.

    Mais revenons à la Constitution belge. C’est un texte de 198 articles, répartis en 9 Titres. On y trouve tout ce qui fonde l’État : l’article 1er, par exemple, stipule que « La Belgique est un État fédéral qui se compose des communautés et des régions. » Plus fondamental que ça, tu meurs. Le Titre I tout entier est destiné à l’organisation de la Belgique comme état fédéral. Le Titre II, lui, traite « Des Belges et de leurs droits », et le Titre III, « Des pouvoirs ». Ces trois titres sont souvent retenus comme les titres les plus importants de la Constitution, en ce qu’ils définissent et fixent clairement (quoique parfois, un peu moins clairement) les « règles du jeu » de l’état belge. 

    Voilà, sans entrer dans les détails, une présentation succincte de la Constitution. Pour ceux que ça intéresserait, vous pouvez consulter la Constitution belge en cliquant sur ce lien.

    Et l’article 195, alors ?

    L’article 195, lui, ne fait partie d’aucun des titres précédemment cités : il appartient au Titre VIII, « De la révision de la Constitution ». Voilà, à la virgule près, l’article 195 tel qu’il apparaît maintenant, sans aucune révision :

    Le pouvoir législatif fédéral a le droit de déclarer qu'il y a lieu à la révision de telle disposition constitutionnelle qu'il désigne.

    Après cette déclaration, les deux Chambres sont dissoutes de plein droit.


    Il en sera convoqué deux nouvelles, conformément à l'article 46.


    Ces Chambres statuent, d'un commun accord avec le Roi, sur les points soumis à la révision.


    Dans ce cas, les Chambres ne pourront délibérer si deux tiers au moins des membres qui composent chacune d'elles ne sont présents; et nul changement ne sera adopté s'il ne réunit au moins les deux tiers des suffrages.

    Vous l’aurez compris, l’article 195 fixe la procédure de Révision de la Constitution. Car la Constitution n’est pas un texte sacro-saint auquel il est interdit de toucher. Pour reprendre la formule d’un fameux juriste français, Portalis, « Les lois sont faites pour les hommes, et non les hommes pour les lois. » [Portalis, Discours préliminaire sur le Code Civil des français, 1801] Portalis ouvrait, par là, une idée nouvelle dans le droit, celle d’un droit adapté à la société qu’il régit. C’est donc, toujours selon Portalis, aux lois à s’adapter aux hommes et non l’inverse. Voilà pourquoi la Constitution, adoptée, je le rappelle, en 1831, peut être révisée, c’est-à-dire modifiée : la société évolue, les valeurs et les droits fondamentaux aussi, et il faut que le texte fondateur de l’État puisse intégrer ses changements.

    Pour justifier l’utilité de la révision de la Constitution, un juriste belge, Pierre Wigny (également plusieurs fois ministre au courant du XXème) écrivait : « Les constituants n'ont pas enraciné dans le terreau belge un arbre mort mais un arbre vivant. Dans son tronc et ses branches la sève circule. C'est une condition essentielle pour que cet arbre ne soit pas arraché au premier orage politique. Au contraire, le vent jouant dans ses branches doit faciliter la floraison et le développement de nouveaux rameaux » [Pierre Wigny, Droit constitutionnel - Principe et droit positif, 1952]

    Toutefois, permettre de modifier la Constitution peut être dangereux : à quoi bon avoir des règles, si on peut les changer comme cela nous arrange ? La Constitution n’aurait aucune raison d’être si elle dépendait uniquement du bon vouloir du gouvernement ou du Parlement. C’est pourquoi les Congressistes ont, dès le début, souhaité limiter les Révisions de la Constitution, ou en tout cas rendre la procédure suffisamment lourde pour qu’aucun changement ne soit pris à la légère.

    Décortiquons cette procédure, détaillée dans cet article 195. Elle a lieu en 3 temps :

    1. Le pouvoir législatif fédéral (comprendre : la Chambre, le Sénat, et le gouvernement) décide qu’il y a lieu de réviser la Constitution. Chaque branche adopte donc une Déclaration de Révision de la Constitution. A la Chambre et au Sénat, cette Déclaration est votée à la majorité simple. Au sein du gouvernement, elle est adoptée au consensus. Dans cette déclaration, le législatif décide d’ouvrir certains articles à révision. Il en dresse une liste. Seuls les articles présents sur les déclarations des 3 branches du législatif seront ouverts à révision.
    2. Dès la publication des Déclarations au Moniteur belge, les Chambres sont dissoutes de plein droit (c’est-à-dire automatiquement), et des élections sont organisées dans les quarante jours.
    3. Les Chambres nouvellement élues statuent sur les articles ouverts à révision, et uniquement sur ceux-ci. Elles peuvent les modifier comme ne pas y toucher, mais en aucun cas elles ne peuvent réviser un article qui n’a pas été ouvert à révision. Pour pouvoir adopter la révision en tant que telle, les Chambres doivent respecter un quorum de présence de 2/3 de leurs membres, et, parmi les présents, au moins 2/3 doivent voter dans le sens de cette révision. Ainsi, à la Chambre, qui compte 150 élus, pour que la déclaration soit adoptée, il faut au minimum 100 députés présents, et que, parmi ces 100, au minimum 67 votent en faveur de la révision.

    Vous pouvez le constater, la procédure est lourde, en ce qu’elle entraîne la dissolution des Chambres et la convocation des électeurs.

    L’article 195, garde-fou ?

    En créant une procédure lourde, les constituants de 1831 entendaient, je l’ai dit, limiter la « mollesse » de la Constitution, histoire de baser l’état sur un document qui, s’il n’est pas intangible, n’en demeure pas moins protégé.

    D’autant plus que l’idée de dissoudre les Chambres répond à un double objectif : d’une part, alourdir la procédure, mais, surtout, de provoquer des élections et, par là même, de demander l’avis du peuple sur la révision de la Constitution envisagée. En effet, en votant pour les mêmes partis, les belges marquent, théoriquement, leur accord avec la Déclaration de Révision.

    Seulement, ce second objectif est, de nos jours, largement perdu de vue. Est-ce la faute du peuple, profitant de la délégation de sa part de la souveraineté aux hommes politiques pour vivre sa vie confortablement, ou des pratiques politiques nées après la Seconde Guerre mondiale ? Un peu des deux, je crois.

    Mais quelles sont ces pratiques auxquelles je fais référence ? Et bien, vous ne le savez peut-être pas, mais, depuis la Seconde Guerre mondiale, les législatures se terminent toutes par une déclaration de révision de la Constitution. Adopter une Déclaration est devenu le mode normal de dissolution des Chambres. Concrètement, cela signifie que, à chaque élection législative, en plus de renouveler les Chambres, les électeurs belges marquant implicitement leur accord ou désaccord avec une Révision de la Constitution. Quels électeurs en sont conscients ? Pas beaucoup, j’en mettrais ma main à couper. Tout simplement parce que les partis ne jouent plus là-dessus. Ils ne le précisent pas, alors qu’ils travaillent tout de même sur l’acte fondamental de l’état belge !

    Mais c’est un mal pour un bien, si on peut dire : par cette pratique, le droit constitutionnel continue à vivre, à bouger. Car, en absence de Déclaration, c’est durant toute une législature qu’on ne pourra pas toucher à la Constitution (soit, actuellement, durant 4 ans).

    On constate donc déjà une certaine banalisation d’une procédure conçue à la base pour être exceptionnelle. Cela dit, cela n’avait jamais vraiment menacé la démocratie belge, puisqu’on s’en tenait encore aux règles prescrites par cet article 195, même si on s’arrangeait pour faire coïncider la publication des Déclarations de Révision avec la fin normale de la législature.

    La situation actuelle : un tour de passe-passe constitutionnel

    Mais la situation actuelle pose pas mal de questions. Surtout en tenant compte de la situation de crise politique que la Belgique a connu. Pour comprendre le fil de ma pensée, et pour saisir en quoi cette révision adoptée à la Chambre est, à mes yeux, un tour de passe-passe qui frôle l’anticonstitutionnel, il faut remonter quelques années dans le temps.

    2007 : Après les 4 années de législature prévues, et comme tous les gouvernements jusque-là, les Chambres sont dissoutes suite à la publication d’une Déclaration de Révision de la Constitution. Le gouvernement Verhofstadt II démissionne quelques jours plus tard. Des élections sont organisées.

    Il s’ensuit une crise politique que l’on qualifiera, à l’époque, de « sans précédent ». Je n’entrerai pas ici dans les détails, mais un gouvernement intérimaire, le gouvernement Verhofstadt III, est formé, en attendant qu’Yves Leterme trouve un moyen d’assumer son succès électoral.

    Le gouvernement Verhofstadt III demeurera à la tête du pays en tant qu’intérimaire jusqu’en mars 2008. Etant justement intérimaire, ce gouvernement ne peut travailler sur la révision de la Constitution.

    En mars 2008, le gouvernement Leterme I est formé. Il chutera toutefois fin décembre, suite à la Fortisgate. Herman Van Rompuy le remplace à la tête du pays jusqu’en novembre 2009, lorsque ce dernier devient président du Conseil européen. Leterme II est donc formé en 2009. Dans cette valse de démission, Leterme II démissionne en 2010.

    Pour faire bref, retenez juste ceci : sur la période 2007-2010, soit 3 ans, un an de moins qu’une législature normale, c’est pas moins de 4 gouvernements qui se sont succédés au 16, rue de la Loi. Dont aucun n’a pu se pencher sur une révision Constitutionnelle et, comme leur chute était à chaque fois imprévisible (ou qu’ils n’en avaient pas le droit, comme le gouvernement intérimaire Verhofstadt III), jamais, durant cette période, les Chambres n’ont adopté de Déclaration de Révision de la Constitution.

    Dès lors, le gouvernement Leterme II, en affaire courantes, n’ayant pas adopté de Déclaration de Révision de la Constitution, devait, en théorie, clore le débat constitutionnel jusqu’à la prochaine législature. Toutefois, la première « liberté constitutionnelle » a ici été prise. En effet, au vu des Réformes Institutionnelles qui s’annonçaient, le gouvernement ne pouvait pas se permettre de ne pas ouvrir certains articles de la Constitution à révision. Cela serait revenu à enterrer la Sixième Réforme avant même qu’elle ne soit née. C’est pourquoi suite à un débat entre constitutionnalistes, il a été permis au gouvernement Leterme II, pourtant en affaires courantes, d’adopter une déclaration de révision de la Constitution. Mais avec la limite, fixée dès 1974, que le gouvernement ne pouvait adopter que la Déclaration de la législature précédente. Et quelle était la dernière législature à s’être achevée par une Déclaration ? Celle de Verhofstadt II, en 2007 ! Mais cette Déclaration avait un goût de trop peu. C’est pourquoi les Chambres et le gouvernement (en affaires courantes !) ont rajouté quelques articles, prenant ainsi des libertés avec le principe.

    Voilà donc comment le gouvernement Leterme II a « sauvé » la Sixième Réforme de l’État, permettant au futur gouvernement Di Rupo I de modifier certains articles de la Constitution.

    Mais, si vous avez bien suivi, quelque chose doit vous déranger, vous titiller. Je ne parle pas de votre chat qui se frotte contre vos jambes, mais bien d’une question que vous vous posez peut-être : « la Sixième Réforme de l’État nécessite sans doute beaucoup de changements dans la Constitution (les négociateurs nous la vendaient après tout comme « un accord révolutionnaire qui va stabiliser le pays pour 20 ans »)… Est-ce qu’ils rentrent tous dans les articles ouverts à la Révision en 2007 ? »

    Réponse : non. Les négociateurs ont prévu de vastes réformes, et auraient besoin de modifier plus d’articles. Comment ont-ils donc pensé faire ?

    Vous l’avez sans doute compris : pour leur permettre, sans devoir dissoudre les Chambres et faire chuter le gouvernement (enfin formé après plus de 500 jours de négociations), la solution était… De réviser l’article 195. C’est-à-dire de réviser l’article qui fixe la procédure de révision. Ils pouvaient ainsi appliquer leur Réforme Institutionnelle sans devoir mettre à néant le travail de 500 jours sans gouvernement de plein exercice. Fort heureusement pour le gouvernement Di Rupo I, l’article 195 figure dans la liste des articles ouverts à révision !

    Et, du coup, on en profite…

    La révision de l’article 195 : second tour de passe-passe

    L’article 195 de la Constitution est complété par une disposition transitoire rédigée comme suit:

    “Disposition transitoire

    Toutefois, les Chambres, constituées à la suite du renouvellement des Chambres du 13 juin 2010 peuvent, d’un commun accord avec le Roi, statuer sur la révision des dispositions, articles et groupements d’articles suivants, exclusivement dans le sens indiqué ci-dessous: […]

    Article unique de la Révision de l’article 195 de la Constitution

    Voilà comment débute cette révision de l’article 195. A la suite, une septantaine d’articles sont énumérés.

    Voilà, pour moi, le second, et sans doute le plus gros, tour de passe-passe constitutionnel. On ajoute à l’article 195 une disposition transitoire permettant aux Chambres élues suite aux élections du 13 juin 2010 de modifier toute une série d'articles, qui n'étaient pas présents sur la liste des articles ouverts à révision. Il s’agit, en somme, de prévoir une exception à l’article 195.

    Cela m'a l'air d'être une pratique légèrement "frauduleuse". En effet, il ne suffirait alors, pour les Chambres préconstituantes, de n'ouvrir à la révision que l'article 195 et d'y insérer, à chaque fois, une disposition transitoire leur permettant de réviser les articles qu'il leur semblera bon de réviser. On se retrouve donc avec une possibilité de réviser des articles qu'on ne devrait pas pouvoir réviser, et ce, sans dissoudre les Chambres, et donc, indirectement, sans demander l'aval de l'électeur. Est-ce que cela n'est pas, d'une certaine manière, s'affranchir temporairement de cet article 195, de le mettre entre parenthèses le temps d'opérer aux modifications qui semblent bonnes ? Et, par là même, contrevenir à l'article 187, qui stipule que la Constitution ne peut être suspendue, en tout ou en partie ? Par là-même, cette disposition transitoire n'est-elle pas anticonstitutionnelle ?

    A ce sujet, je souhaiterais citer Olivier Maingain, président du FDF. Il résume de fort belle manière ma pensée au sujet de cette galipette constitutionnelle :

    Voilà le ’truc du trucage’ ou, plus exactement, le ’trucage du truc’. Voilà ce que j’appelle la fraude constitutionnelle. Il est évident que c’est vider l’article 195 de sa portée que de recourir à ce trucage, et vous le savez tous ! On se tortille : on dit que cela ne durera que le temps d’une législature ; on dit avoir pris des garanties en prévoyant l’adoption de la proposition de révision à la majorité spéciale ; on dit que nécessité fait loi, que l’on a un si bon accord ! […]

    Ainsi, pour moi, cette pratique nouvelle, ce « trucage », comme l’appelle Monsieur Maingain, ouvre la porte à bien des abus par le futur. En effet, l’article 195 ne sert plus que d’épouvantail. L’impression que cela me fait, c’est qu’on le conserve, pour la forme, mais qu’on ne tient de toute façon pas compte. Cela me semble invraisemblable que, dans un État de Droit, on prenne autant de liberté avec l’acte fondamental, avec le sommet de la pyramide des sources.

    Réviser de cette manière l’article 195 revient, à mes yeux, à réviser la démocratie belge à son fondement, et trahir la volonté des constituants de 1831, qui souhaitaient asseoir l’État belge sur une base solide. Je ne vois dans cette pratique qu’un gouvernement en train de scier la branche sur laquelle il est assis.

    Voilà pour mon humeur du moment. Je suis bien conscient que ce billet est long et technique, mais j’ai tenté d’être le plus didactique et clair possible. Si vous avez une quelconque question, une remarque ou un avis à formuler, n’hésitez surtout pas. Je rappelle que ce texte ne renferme que des pensées personnelles, et qu’il ne constitue en aucun cas la seule interprétation de la situation. Si vous en avez une autre, faites m’en part, nous pourrons en discuter.

    Constitutionnellement vôtre,

    Foénor

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  • Commentaires

    1
    Mardi 31 Octobre 2017 à 13:07

    As far as I can see,  you are well aware that this post is long and technical, but it seems that you tried to be it the most didactic and clear possible. 

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