• Vie, cruelle catin

    Vie, cruelle catin ! Je me souviens d’avoir écrit ces mots. De les avoir criés, de les avoir pleurés. Parfois, même, de les avoir chantés. Chaque larme était alors une note grave, une note emplie de langueur nostalgique. Maintenant, j’y songe en souriant tendrement. Maintenant, dans mon vieux fauteuil à bascule, je regarde défiler les heures, qui m’approchent toutes de la mienne. J’étais jeune. J’étais plein d’illusions. Vie, cruelle catin ! Si j’avais su… Mais je ne savais pas…

    C’est cette année-là que tout à commencé. Je l’ai vue, je l’ai aimée. Il n’y avait pas grand-chose à dire. Si on me demandait pourquoi, je répondrais « parce que ». C’était elle, tout simplement.

    Et il y avait tous les autres. J’avais tout pour me sentir bien. Et je me sentais bien. Oh, bien sûr, parfois, par de froides soirées de dimanches hivernaux, je pouvais geindre. Mais, au final, je savais, au fond, que j’allais bien.

    Et puis, tout a changé. C’était prévisible, c’était même prévu. Mais je m’étais leurré. J’avais fait semblant de ne pas voir, de ne pas comprendre. Je ne voulais pas comprendre. Vie, cruelle catin ! Le premier cri, sans réfléchir, sans parler. Le cri du cœur, directement. Le cri des sentiments, qui emmerdent la raison.

    Elle voulait partir. Elle n’aimait pas vraiment le pays. On en avait beaucoup parlé. Moi, je n’avais rien dit. Je ne disais jamais rien, d’ailleurs. Toujours souriant, toujours le mot pour rire. Le rire est une arme défensive, dit-on. Bon dieu, quel bouclier m’étais-je confectionné ! Et pourtant, il avait des failles, des brèches. La plus dure des carapaces s’émiette avec le temps.

    Il n’aura fallu que quelques nouvelles. La nouvelle de leur départ. A elle, surtout. Aux autres, aussi. Ils partaient tous, ou presque. Seul restait quelque fidèle ami, mais sa présence ne suffit pas à combler le vide creusé par leur absence.

    Et pourtant, on s’était juré. On avait fait des promesses. Pendant des années. Pendant des heures. Pendant les dernières minutes, à l’aéroport et à la gare. On allait s’écrire, se revoir, se parler, s’appeler. On en avait les moyens, disait-on. On ne s’oublierait pas.

    Et puis le temps a fait son œuvre. Ils sont partis, je suis resté. Et plus je pensais à eux, plus ils s’éloignaient. Est arrivé le jour où je ne me souvins même plus de leur visage. Vie, cruelle catin ! T’imagines-tu ce que tu m’as fait ? Tu m’as masqué les traits de mon aimée ! Elle que j’ai aimé, elle que j’ai adulé. Tu me l’as enlevé. Vie, cruelle catin ! T’imagines-tu ce que tu m’as fait ? Tu m’as arraché un frère, tu m’as écarté d’un ami.

    Qui sont-ils, maintenant ? Qui sont les gens que j’ai fréquenté, que j’ai écouté ? Qui sont les gens à qui je me suis confié ? Qui sont les gens que j’ai consolé, qui sont les gens que j’ai fait rire ? Qui sont les gens qui m’ont fait pleurer ?

    Sont-ils pères ? Sont-elles mères ? Maris et femmes ? Plombier ou professeur ? Où vivent-ils ? Que mangent-ils ?

    Je te hais, Vie, cruelle catin ! Je te hais comme je t’aime, maintenant que je vais te perdre.

    Je les haïssais comme je les avais aimés, maintenant que je les avais perdus.

    Vie, cruelle catin !

    Un sourire fin me tord le visage. J’étais jeune. J’étais plein d’illusions. La vie m’a bien pris pour un con.

    Et maintenant, je suis vieux. Seul, dans mon vieux fauteuil à bascule. En silence, j’attends. J’attends le retour des copains d’avant.

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